vendredi 14 mars 2014

The Canyons de Paul Schrader

The Canyons s'ouvre sur une succession de plans fixes sur des cinémas défraîchis, vides, délabrés, abandonnés. Paul Schrader va droit au but : dans ce Los Angeles où le soleil n'a jamais paru aussi froid, l'ancien scénariste de Taxi Driver annonce vertement la mort de l'industrie cinématographique qu'il a vu naître dans les années 60 et 70. Schrader fait partie de cette génération dorée du Nouvel Hollywood, avec les Scorsese, Spielberg, Lucas et autre Coppola. Une génération qui a bouleversé les codes esthétiques et les modes de production américains, profitant, d'une part, de l'influence des cinématographies européennes sur une industrie à bout de souffle, qui devait alors composer avec la tyrannique télévision, et d'autre part, avec l'abolition du code Hayes, manifeste de la censure mis en place par les majors dans les années 30. Il collabore ici avec un des papes de la littérature de la fin des années 80 et du début des années 90, Bret Easton Ellis, auteur de Moins que zéro, d'American Psycho, ou des Lois de l'attraction

Dans une cité des Anges glaciale, déambulent de patibulaires figures inanimées, décadentes et ennuyées. Ellis recycle la bonne vieille rengaine du trio amoureux : Ryan (Nolan Funk), jeune barman qui se rêve acteur, est retombé amoureux de son ex, Tara (Lindsay Lohan), en couple avec un fils à papa qui s'improvise producteur de cinéma, Christian (James Deen). Seulement Christian, libertin quand ça l'arrange, doute de la fidélité de Tara... 

On fait difficilement plus classique, plus épuré, plus canonique. Mais il y a ici, de la part de Schrader comme d'Ellis, une volonté de revenir à une simplicité de récit qui permette de détacher le regard du spectateur des habituels enjeux spectaculaires ou narratifs, pour les tourner vers d'autres possibilités interprétatives. Les lectures de The Canyons sont multiples et s'éloignent de la simple historiette d'amour bafoué. 

Schrader prend comme point de départ la mort d'un cinéma historique, celui des salles de cinéma. Ces salles éventrées, sans spectateur, sont le constat non pas que le cinéma n'est plus fédérateur autour de lui, mais qu'il peut exister par lui-même, en dehors du dispositif cinématographique, qu'il s'agisse de la caméra de cinéma (remplacée ici par le téléphone portable de Christian qui filme ses ébats sexuels et qui parle de "mes films") ou de la salle de projection (le générique d'ouverture), et qu'il peut même exister sans spectateurs. La réflexion que mène Schrader est alors que le cinéma, parce qu'il n'est plus techniquement circonscrit géographiquement et techniquement, fait de nos vies des films entiers, fait de nous des acteurs en permanence. Le cinéma s'immisce partout, jusque dans nos relations intimes, jusque dans l'outrance des réactions que nous pouvons avoir face à nos déceptions amoureuses (d'où la dimension particulièrement dramatique du crime final commis par Christian). 

De fait, puisque le cinéma se dématérialise et sort de son cadre de projection habituel, puisqu'il est partout et, de fait, nulle part, comment et pourquoi continuer à faire des films "traditionnels" ? Schrader, qui, avec The Canyons a expérimenté (apparemment non sans douleur) le financement participatif, emboite ici le pas de deux de ses confrères du Nouvel Hollywood, Spielberg et Lucas qui, il y a quelques mois, émettaient de sérieux doutes sur les modes de production hollywoodiens et sur l'avenir de l'industrie cinématographiques californiennes, condamnant la trop forte concentration des blockbusters, l'absence de diversité et de prise de risque des majors et l'explosion des budgets. Schrader et Ellis y voient là le travail d'individus que le cinéma, en tant qu'art et même en temps que produit de consommation, n'intéresse pas vraiment. Comme à l'accoutumée chez Ellis, l'intrigue prend place dans un milieu artistique plutôt bourgeois, où les figures parentales brillent par une absence-présence extrêmement trouble (celle du père de Christian, riche magnat dont on ignore tout si ce n'est qu'il donne à son fils les moyens de vivre dans l'oisiveté totale tout en l'obligeant à voir un psy), où l'argent coule à flot et l'ennui règne en maître.

Ils initient une dualité forte entre les quatre personnages principaux (la quatrième étant Gina, la petite amie de Ryan). Ryan, est un jeune garçon qui rêverait d'être acteur mais qui doit se contenter d'être barmaid et de résister aux avances d'un patron un peu folle. Il a été engagé pour jouer dans un film d'horreur produit par Christian, et dont la production est sous la direction de Tara et Gina. Lorsque Ryan est engagé, son ex, Tara, se retire du projet, troublée. La première rencontre entre les quatre individus intervient au tout début du film, dans la séquence du restaurant : Gina et Ryan font part de leur enthousiasme tandis que Christian et Tara sont sur leur portable, occupés pour le premier à trouver un plan cul, pour le seconde à écrire à ses amies. Au delà de la simple (pas si simple d'ailleurs) opposition entre un couple d'apparence uni, traditionnel et visiblement heureux et un couple à problème, c'est bien une vision plus large du cinéma que Schrader propose : ceux qui détiennent les ficelles de la production cinématographiques ne le font pas par amour du cinéma, ne le font pas parce qu'ils croient au cinéma, mais parce qu'ils s'ennuient, parce qu'ils n'ont rien d'autre à faire (Christian et Tara). Face à eux, ceux qui voudraient réussir à en faire leur métier parce qu'ils ont des convictions artistiques (Gina) n'ont pas les moyens de mener à bien leurs ambitions car ils ne détiennent pas le pouvoir décisionnel, tandis que ceux qui n'y voient qu'un promontoire à leur gloire propre sont dénués de tout talent et rattrapés par leur arrivisme (Ryan). 

Tara n'a de cesse de répéter qu'elle s'était engagée sur le film car elle en avait une envie soudaine, à un moment donné, mais que cette envie lui est passée, qu'elle a besoin d'autre chose. Christian lui, ne fait que donner de l'argent. Ce film n'est pas le sien. "Ses" films, sont ceux qu'il fait avec son téléphone portable lorsqu'il filme ses parties de jambes en l'air avec ses partenaires multiples. Le cinéma ne l'intéresse pas. C'est juste une affaire d'égo. Ryan lui, peine à tenir une séance photo et est prêt à bien des choses pour avoir se rôle (jusqu'à la compromission sexuelle), tandis que Gina, aussi enthousiaste soit-elle, est confinée dans le rôle d'une petite main dont le travail peut s'effondrer à n'importe quel moment. Voilà un bien triste portrait d'Hollywood, peu reluisant, empreint d'un certain désenchantement glacé et particulièrement distant, d'où s'échappent de lancinantes saillies sur la décomposition d'un système. 

A un autre niveau de lecture, The Canyons se lit évidemment comme la poursuite des travaux d'écriture de Bret Easton Ellis. Le personne de Christian est le prolongement d'un Patrick Bateman par la dualité qu'il propose : à la fois jeune fils à papa en apparence propre sur lui, mais dérangé par son incapacité à se défaire d'une tutelle paternelle qui lui inflige un sévère complexe d'égo. L'argent n'y peut rien, il ne sait qu'en faire comme il ne sait que faire de sa vie en général, ne trouvant d'intérêt que dans les rapports sexuels qu'il provoque grâce à son smartphone. James Deen est parfait dans ce rôle car il met merveilleusement en abîme sa carrière d'acteur porno : en effet, il est habitué à jouer les boys next door, ces gentils garçons qui débarquent avec les meilleures intentions chez leur voisine alors que celle-ci a une poussée hormonale dingue ; mais on le connaît (enfin, ceux qui regardent des pornos...) aussi un peu plus sauvage, pour ne pas dire carrément violent, lorsqu'il incarne le fantasme du rapist ou du beau gosse aux penchants BDSM (pour ceux que ça intéresse, voir ici).

Le langage archétypique mis en place par Schrader ainsi que la profondeur de la réflexion menée sur l'industrie hollywoodienne renvoient assez évidemment à deux oeuvres pas si éloignées dans le temps, d'autres réalisateurs du Nouvel Hollywood. Je pense au remake du Crime d'amour d'Alain Corneau orchestré par Brian De Palma, Passion, mais aussi au Twixt de Francis Ford Coppola. Deux réalisateurs phares, abandonnés de l'Hollywood du XXIe siècle, qui redonnent du corps à un cinéma abonné à l'impératif de rentabilité, dénué d'imagination, de fascination, de perversion. The Canyons s'inscrit dans cette lignée de films dont les illustres réalisateurs, à défaut d'avoir toujours les faveurs des porte-monnaies, ont toujours une vision à défendre et la légitimité de porter une critique, aussi désabusée soit-elle, sur une industrie qui les a vu naître. Qu'ils ont fait naître.