vendredi 30 novembre 2012

MASSIVE ATTACK - Blue Lines

Comme beaucoup d'autres albums importants, voilà que le premier Massive Attack a droit à une nouvelle édition, à l'occasion de ses 20 ans. Le temps ne passe plus vite, il en devient juste effrayant. 20 ans déjà que ce disque mythique se posait sur les platines de quelques curieux à travers le globe pour transformer le paysage musicale naissant des années 90. C'est une décennie de fusions, de mixages, de mélanges, d'audaces et d'aventures qui s'ouvrent, sous toutes ces formes. Du rock, de la soul, de l'électronique, du jazz, du reggae, du hip hop, de l'industrielle, tout ça sera amené à se croiser. Rage Against The Machine, Pop Will Eat Itself, Tricky, Renegade Soundwave, Tortoise, Beastie Boys, Godflesh, Prodigy, Terminal Cheesecake, Ice, Björk et tant d'autres, autant de groupes à la notoriété variable ayant opéré dans des sous-genres variés pour créer et définir les sonorités transversales des années 90 dont Massive Attack s'avère un des groupes les plus emblématiques.

Au milieu des années 80, s'organise un collectif rassemblant DJ et MC à Bristol composé de producteurs en devenir (Nellee Hooper, membre de Soul II Soul, futur metteur en son de Björk, U2, Madonna...), chanteuse soul à succès imminent (Neneh Cherry) artiste-peintre (Robert Del Naja, en train d'influencer un certain Banksy, de Bristol également, via ses murs) et autres musiciens amateurs. De ce soundsystem mélant R&B, reggae et punk se dégage le trio formé par Del Naja (3D) s'essayant au rap, Vowles (Mushroom) et Grant Marshall (Daddy G) aux platines pour sortir sur leur propre structure, Massive Attack Records, un single nommé Any Love. Le mari de Neneh Cherry, Cameron McVey, croit suffisamment au jeune trio pour les pousser à produire un album entier, qu'il aidera largement à mettre en place et à enregistrer. Massive - privé temporairement de son "attack" pour cause de guerre du golf - s'impose en 91 avec Blue Lines, un album totalement mircaculeux, et ce à plus d'un titre.

Avant tout, c'est la force improbable de ce collectif original qui marque. Car Massive Attack n'est pas un groupe au sens classique, et sa généalogie s'affirme à chaque morceau. Si on parle de trio et que ce sont bien 3 personnes qui se mettent en photo au dos du LP, l'identité des 3 est pratiquement impossible à déterminer. Massive Attack délègue et s'arme d'une troupe conséquente. Cette façon de faire éclatera totalement sur leur troisième album, lorsque le groupe réalisera dans la douleur (réelle) un disque largement orchestré par Neil Davidge, producteur patient qui parlera du trio comme d'un groupe incapable de jouer du moindre instrument. Massive Attack sait s'effacer (y compris en live) pour laisser ses exécutants faire le travail. Mieux encore, la solidité de l'enregistrement semble particulièrement remarquable quand on sait les tensions et antagonismes "cimentant" ce collectif. Shara Nelson, chanteuse historique du groupe ne tardera pas à s'éloigner du trio après ce premier album, en larme, ne voulant plus jamais en entendre parler. Tricky, alors jeune prodige, ne tardera pas à suivre, alimentant régulièrement une rancune tenace notamment envers Marshall. Mushroom lui même finira par plier bagages dans la décennie. Marshall, incapable de travailler avec Del Naja s'isolera complètement de son propre groupe (un retrait studio temporaire en 2001 et une gestation en aparté pour Heligoland en 2009). McVey lui même, qui sera le manager et mentor du groupe se fera expulser quelques temps après la sortie de Blue Lines. Le chaos. Total.
C'est aussi le disque que l'Angleterre n'attendait pas, et qui sera vu (notamment en France) comme la preuve que la perfide Albion, incapable de produire une réponse au hip hop américain, créée son propre son avec ce "trip hop" - c'était bien mal connaître la scène d'alors, avec des groupes brillants comme Hardnoise, The Criminal Minds...

Miraculeux aussi car la période le prouvera à quelques reprises, Blue Lines s'inscrit dans la ligne de ces très grands albums, indépassable pour certain, dont la noirceur, l'exigence et l'indépendance ont permis un certain succès, tout en proposant une musique d'une grande beauté. A la production exigeante, ample, s'accole un travail d'orfèvre sur les samples, la matière première et dominante de ces 9 titres. Massive sublime ses échantillons, les manipule avec une aisance certaine et livre un canevas musicale luxuriant. Chaque morceau irradie par sa puissance mélodique et ses trouvailles soniques, pourtant loin de la méthode de la sur-couche qui fera la force de Mezzanine. Quand le collectif s'éloigne de ses sampleurs et claviers, c'est pour ajouter le vernis de véritables instruments. Là aussi, c'est avec une délicatesse remarquable que le groupe créée une alchimie ensorcelante : aux studios d'Abbey Road, ils concoivent (avec Will Malone) une partition impeccable de cordes pour le single le plus important du début des années 90, Unfinished Sympathy. Shara Nelson habite à la perfection ce titre de soul contemporaine, morceau pivot et essentiel de l'album. Loin de l'aridité du titre Any Love (disparu). C'est tout de même le hip hop qui tente de s'imposer sur l'album. Del Naja s'essaie au rap sans transcender le genre, au côté de Marshall, imposant une voix profonde et chaleureuse. A leur côté, c'est le tout jeune Adrian Thaws, surnommé Tricky Kid par ses pairs, qui impose de sa voix encore indemne des volutes d'herbe un flow monocorde. Alors convaincu que la gamine qu'il vient de découvrir, une certaine Martina, pourrait intéresser le collectif (qui rejette son idée), il s'apprête à commettre de son côté également un des albums les plus important des années 90... mais en solo. Ladite Martina finira par illuminer les prestations du groupe presque 20 ans plus tard.

Si on parle souvent de Blue Lines comme d'un album de "soul", c'est oublier la place considérable du reggae dans la mixture du trio. Obsédé par le dub, Massive Attack revendique son amour pour la musique jamaïcaine et offre un magnifique hommage sur cette première production. La preuve flagrante est la présence de Horace Andy, légende du style, au casting. Il incarne brillamment de sa voix si singulière les productions des anciens Wild Bunch pour en faire des chansons imparables. Avec une carrière en pleine stagnation, il profite du collectif pour ranimer la flamme de son indispensable Dance Hall Style, mythique album de 82 dont il présente lui même le fantôme en fin de "Five Man Army", impeccable titre mélant rigueur hip hop et lourdeur dub. Plus tôt, c'est une reprise du "Be thanksfull for what you've got", titre soul de Williams DeVaughn, déjà repris à plusieurs reprises par des artistes de reggae, en faisant ainsi un titre emblématique de Lovers Rock qui se distingue.

Un succès colossal à la clé, c'est aussi une carrière qui peinera à se démarquer de ce premier enregistrement qui attendra le groupe. Incapable de réitérer l'exploit, Protection aura du mal à convaincre, d'autant plus que les prestations scéniques du groupe sont calamiteuses. Il faudra attendre le glorieux Mezzanine pour que le groupe retrouve de sa superbe et s'impose comme une formation indispensable. Reste ce disque, Blue Lines, classique indémodable. C'est à l'occasion de ses 21 ans que le disque s'offre un lifting, avec une version remasterisé pour les oreilles les plus affutées. Dans un packaging faisant (enfin ? ) honneur au travail du groupe, voilà l'occasion idéale de (re) découvrir ce chef d'oeuvre, miraculeux premier albums assemblé par une bande de brillants désoeuvrés.

mardi 27 novembre 2012

THE BUG - Ganja Baby/Diss mi army

Couteau entre les dents, on te l'a déjà dit, les mecs ne blaguent pas du tout. Un coup gratuit entre les côtes, Martin trucide ton envie de bouger ton boule sur ses beats avec deux kilos de haines et de bruits à chaque mesure. Roulement de caisse claire pas nettes, ça remue au son de basses épais comme du goudron encore bouillant. Deuxième chapitre de cette nouvelle aventure nommé Acid Ragga, qui propose un concept simple: mélanger les éléments de l'acid (808 et 303 à foison donc) pour faire du dancehall sauvage en "version", soit 2 fois la même instru mais avec deux versions vocales différentes. On retrouve le taulier Daddy Freddy (peut-être la dernière collaboration du duo ?) pour un Ganja Baby cannibale, hurleur, à la sauvagerie opressante. De l'autre côté, nouvelle recrue dans le clan Martin, Miss Red, habitant le titre Diss Mi Army comme le faisait Warrior Queen (qui sera de retour sur le prochain volume) à deux doigts de la rupture, en pleine hystérie vocale: là aussi guerilla audio dans la jungle de câbles reliant les outils de torture de K-MART. C'est Kiki Hitomi qui succède à Zeke Clough pour le visuel, toujours ce jaune nucléaire cauchemardesque. Brûlant.

lundi 26 novembre 2012

NHK'KOYXEN - Dance Classics Vol.2

Avant toute chose, il faut absolument préciser que le label qui sort les "dance classics" de NHK'Koyxen, PAN, soigne remarquablement ses publications. Les disques sont conçus dans des pochettes à fourreaux transparents qui permettent d'accoler des formes géométriques sur le visuel d'origine. Ils avaient bricolé une très belle enveloppe pour le split NHK/SND plus tôt dans l'années, uniquement composé de petites formes violettes habillant le vinyle blanc. Concepts graphiques permettant d'assurer la continuité même de cette série lancée par Kouhei Matsunaga nous intéressant aujourd'hui.
Dans la parfaite continuité du premier volume, très réussi, Matsunaga s'éloigne du hip hop bruyant de ses autres projets, de sa marque de fabrique. Sa série pour PAN porte bien son nom. Elle est accessible mais pas niaise, comme autant de variation sur un thème choisi. Le nippon revendique l'amour de la techno et le prouve sur ce deuxième LP. Pourtant le tout porte indéniablement sa patte, et tend à se rapprocher de ses productions plus underground comme nous le soupçonnions déjà lors de son dernier long avec Sensational. Néanmoins la "dance" est ici plus une idée qu'un fait. Nous n'irons pas en club écouter ce disque. Nous irons dans une cave. Sale. Où bougent sans respect du rythme des corps abîmés, les tendons secs. Les beats s'imposent dans un 4/4 vicieux, les handclaps ont l'air de venir d'un cartoon adulte, les échos de nappes type eurodance 90 sont en lambeaux, présentés comme de vagues souvenirs auditifs. Sur ses plus longs morceaux, la transe pour robots devient totalement psychédélique, où la rythmique obsédante se démène au milieu des cliquetis et des motifs fous. L'impression poisseuse de déambuler dans un labyrinthe sous terrain, dénué de lumière, où la matière devient méconnaissbale, sans repères. Folie audio du futur, on se dit que Matsunaga pourrait faire la bande son d'un SF 80's, esprit Metal Hurlant - la brillante idée ayant été réalisée en vidéo (non officielle) avec Chronopolis en illustration avec un morceau du premier volume.



dimanche 18 novembre 2012

Le Capital de Constantin Costa-Gavras

La naïveté comme maître étalon, comme cheval de guerre, comme prière psalmodiée sans temps-mort. Costa-Gavras, perdu dans son pensum contre la finance globale a oublié qu'être sévère c'était avant tout se montrer critique et que pour être critique, encore fallait-il être pertinent. Ce n'est visiblement pas ce qui étouffe le grand réalisateur de Z ou de l'Aveu ici. Arcbouté sur son attelage brinquebalant, ce cavalier sans tête multiplie les coups de fouet violents sans savoir vers où galope son cheval fou. 

Grandiloquent. Le Capital, en lettres capitales justement, d'un rouge sang imprégné d'un esprit révolutionnaire qui n'a jamais vraiment quitté le réalisateur, clin d'oeil farouche à Karl Marx qui semble pourtant grand absent de cet ouvrage fastidieux et pompeux. Le Capital donc, dénonciation virulente et fauchée des dérives et déroutes de l'économie mondiale, ne s'évite rien et épuise ses moindres rixes dans des fatras de dialogues didactiques et démonstratifs. 

Film énervant, consternant, ahurissant. Lamentation. Si j'avais déjà remarqué que les américains ne savaient pas faire de films sur la crise, nous ne faisons pas mieux qu'eux. Où est la justesse du Couperet, son regard acide, dénonçant cynisme et déshumanisation avec appoint, avec la froideur d'une France moyenne qui survit par le travail forcé ? Le Capital foire tout. Tout. Insipide dans son analyse des enjeux de la finance mondiale, ses intrigues de cour au sein d'une grande banque multinationale n'intéressent guère. Et ce n'est pas la direction d'acteur hasardeuse qui aide non plus à croire une seconde à ces improbables délibérations manichéennes : Natacha Régnier, perdue, incapable de trouver une tonalité juste et de comprendre son personnage contradictoire. 

Gad Elmaleh... Acteur fantoche, acteur de gauche ? A revoir Coco on en doute... Acteur sérieux ? A revoir La Rafle on s'esclaffe. Piètre président, son personnage ne lui épargne rien tant Gavras a chargé dans les poncifs les plus stupides. Banquier cupide et soit disant tourmenté, ses vagues flash de rebellion contre ses instincts de prédateur le conduisent toujours à agir dans le sens du pire. Bien sûr qui dit homme de pouvoir dit homme libidineux : amourette risible avec une mannequin même pas jolie... On voudrait nous faire croire 1) à une passivité coupable de l'homme de pouvoir qui se croit pourtant tout permis, 2) à l'instinctivité des comportements banquiers... Pauvresse, on n'avait pas vu plus balourd depuis le manifeste de Stéphane Hessel... 

Le Capital... On aurait préféré une audacieuse adaptation du livre de Marx... Au moins ça aurait eu de la gueule tant les adaptations de bouquin de philo, d'économie et de science politique sont rares... Au moins on aurait évité les préjugés psychologisants systématiques. Au moins on aurait compris l'idée d'analyse, ici honteusement dévoyée en didactisme. Mes bons enfants, regardez comme ces gens sont vilains et sûr de leur fait, regardez les jouer... Infantilisation des dérives : ces banquiers là sont de grands-enfants nous dit Gavras ! Fatale Erreur : ce sont des adultes, les infantiliser c'est les déresponsabiliser, c'est contraire à toute éthique ! C'est l'envers de ce qu'il faut faire et dire sur eux. 

Le Capital. Effets de manche, titre aspirateur, raisonnement de poissonnerie un dimanche matin à 9h30. Cataclysme de gauche, à l'image du socialisme d'aujourd'hui. Film qui dessert avec aplon et prétention les idéaux qu'il voudrait défendre. Le Capital, où comment réduire les idées de gauche à une "bien pensance" moraliste, infantile et manichéenne. Désolant. 

mercredi 14 novembre 2012

GODSPEED YOU ! BLACK EMPEROR - 'Allelujah ! Don't bend ! Ascend !

L'automne. Ballade en mountain bike. Prendre un goûter. Jouer à la console.  Promenade dans les bois. Faut aller chercher des feuilles mortes pour le cahier de TP. Il fait nuit en plein après-midi. Chaussures de rando. Guirlande partout. Ma maman fait de la soupe. Feu au fond du jardin avec le tas de feuilles mortes. Aller à l'école. Lire sous la couette avec une lampe torche. Je renverse ma caisse de jouets. Nouveau bonnet. En rentrant de l'école on s'est explosé le groin à coup de boule de neiges. Cagoule. Acheter le sapin. Orteils au chaud. Ma maman passe "dark side of the moon" dans le salon. Village de noël. Mettre des moufles pour aller ramasser des branches. Chocolat chaud et madeleine. Mon papa ramène du bois. Lire une BD. Aujourd'hui les dinosaures vont se battre pour déterminer qui est le plus fort après le T-Rex. Col roulé. Sortie scolaire: prévoir un bon manteau. Manger des bonbons. J'ai cassé le bras de mon robot. Pain d'épice. Faire de la balançoire quand il n'a pas plu. Doudoune pour aller dans les bois. Ma maman fait un gâteau. Cheminé. Je range ma caisse de jouet. Botte de pluie pour sortir. Aller à la patinoire. Feu de bois. Soupe. Décorer le sapin. Préparer les cadeaux. L'hiver. 

lundi 12 novembre 2012

NUMBERS NOT NAMES, SOLE - Glazart, Paris

Le prix des disques monte de manière inquiétante, les rançons demandées pour accéder à une salle de concert suivant la même direction, il est plus qu'agréable de voir que le Glazart et l'orga de cette soirée ont pris le risque de proposer un plateau sérieux pour une entrée à 5€. Mais faut croire que si c'est pas plus du double les gens ne se bougent plus... C'est à un glazart au deux-tiers vide que les deux formations de cette soirée vont se confronter. Logique imparable: si c'est pas assez cher, les consommateurs sont méfiants. Ou alors le fait qu'on soit un dimanche clôturant une paire de semaines de vacances, férié, de surcroît, joue à ce point sur la faible fréquentation ? Pourtant je me souviens parfaitement avoir vu Sole dans cette même salle il y a 5 ans (ou un truc dans le genre) avec son Skyrider Band et l'audience était nettement plus importante. Tristesse totale donc dans cette salle où l'on entends les semelles de godasse de Crescent Moon frotter le sol entre deux morceaux.
Numbers Not Names, on en parlait au printemps dernier, est un des nouveaux projets d'Oktopus (Dälek), d'Alexei Casselle (ledit "Crescent Moon", de Kill The Vultures), de Chris Cole (Manyfingers) et de Jean Michel Pires (NLF 3) chapeauté et publié par Ici D'Ailleurs (regardez l'EPK dispo sur les pages du groupe, très instructif et plutôt alléchant). L'EP était très bon, l'album est magnifique, on y reviendra. On n'était pas spécialement inquiet pour le passage live: Oktopus sait occuper l'espace, même reclus derrière ses machines, tout comme la présence de 2 batteries est rarement synonyme d'un décor inutile (cf. Tortoise ou, oui, encore, les Melvins). La lourdeur et la crasse qu'on attendait du son live de la formation sont bien présentes. Infra basses remuant le bas-ventre, murs de bruit blanc décapant les feuilles, le terrain de jeux est connu et ne déçoit pas. Là où le projet surprend, c'est logiquement dans son approche rythmique. Evitant les évidences, les deux batteurs jouent sur deux partitions qui se répondent vaguement, tout en disposant d'un espace conséquent. On sent que les deux batteurs ne sont pas à l'étroit et se permettent de suivre le schéma directeur tout en étant libre d'amener sonorités et roulements comme bon leur semble. Devant, Alexei Moon Casselle s'approprie totalement la scène et même l'absence de public, investit le moindre mot, la moindre phrase d'une conviction rageuse. C'est pratiquement l'album complet qui y passe -contre toute attente: nous n'attendions qu'une première partie- laissant la salle admirative devant un set dense, impressionnant au vu du peu de concerts que le groupe a dans les pattes -2 ou 3, le groupe étant la veille à l'excellente programmation du Riddim Collision (grand retour de 2nd GEN, mais aussi The BUG, Death Grips...) pour ouvrir sa tournée.

Derrière, la salle se vide légèrement pour le set de Sole, qui semble abandonné de tous (pas de DJ, plus de Skyrider Band, ses albums ne sont même plus signés Anticon - pourtant son propre label, mais le type a claqué la porte en 2010) et qui aura du mal a captiver la foule avec son hip hop ultra politisé et investit de sa mission. C'était déjà l'idée qui m'était resté en tête après le set avec tout son groupe, à savoir que le mec est visiblement sur-investit dans ses paroles et met un excès de conviction dans son interprétation. Lançant seul, ce soir, ses propres instrus à l'aide son laptop, cet excellent MC (technique/flow irréprochable) se démène sur scène pour défendre ses vieux morceaux et ses plus récents (un peu moins audacieux que par le passé, mais toujours extrêmement bien produit). Un peu dommage de voir une salle si peu rempli alors que le type a récolté d'excellents papiers du temps de l'âge d'or de son label-tendance lourde, visiblement, si on se souvient du concert de Sensational en mai dernier: le hip hop indé ne fait pas recette.

dimanche 11 novembre 2012

The Woman de Lucky McKee

Youtube offre des possibilités étonnantes... Du moins mon angélisme me fait croire que c'est le cas. Avant, on ne pouvait qu'y regarder des atteintes à la dignité humaine à base de jeunes gens paumés en quête de reconnaissance, trop laids pour passer à la télé, trop persuadés d'avoir un talent qu'ils rêvent plus qu'ils n'exercent. Ou des dérivés fantômes de Vidéo Gag, à grand renfort de chats qui sautent dans le vide, de japonais qui font des expériences avec du mentos ou de mariés qui trébuchent sur leur pièce montée... A croire que Bernard Montiel mettait lui-même en ligne toutes les archives de son émission merdique. On peut toujours y voir cela, mais on peut tout aussi bien se repaître de films complets, en VO ou VF. Fini le dépeçage de Nosferatu en neuf parties sans le sous-titrage des intertitres allemands. Maintenant on peut regarder Paranormal Activity avec sa pine-co made in Bershka avant de la ramoner... de la ramener chez elle, ou avec son gros pote un peu sale mais sympa... mais sale... mais sympa... Enfin vous voyez quoi, celui qui colle des crottes de nez sous votre canapé quoi. 

Raté l'an dernier à l'Etrange Festival, j'ai eu le bonheur de tomber sur The Woman, le dernier film de Lucky McKee, bien connu des amateurs de genre pour son May, passé pour culte depuis sa sortie en 2002. Ces dernières années, McKee a beaucoup travaillé avec ses plus proches amis. Il a tourné pour Angela Bettis, son actrice dans May (que l'on retrouve bien sûr dans The Woman), mais aussi multiplié les adaptations des oeuvres de Jack Ketchum, célèbre auteur de romans horrifiques. The Woman est l'une d'entre elles. Il s'agit en réalité de la suite d'une précédente adaptation du roman Offspring, mené par l'obscur Andrew van den Houten en 2009, dans lequel l'actrice Pollyanna McIntosh incarnait déjà la cannibale paumée qu'elle joue dans The Woman.

Tout cela permet de situer un peu mieux son personnage, assez obscur au premier abord. Résumons l'intrigue : la famille Cleek a tout d'une famille normale, du moins en société. Le père, Chris, chasseur, aime partir seul en forêt. Un jour, il y capture une jeune femme couverte de sang, incapable de dire un mot, et relativement agressive. Il l'enferme alors dans sa cave et invite les membres de sa famille à le suivre dans son projet : la civiliser. 

De tomber de nulle part, la femme s'avère être la seule rescapée d'une tribu de cannibales. Mais cette partie là de l'histoire, que l'on connait seulement en ayant vu Offspring (ou en s'étant renseigné), est occultée par le tandem McKee/Ketchum ce qui a pour effet de déplacer le sujet du film : il s'agit moins de parler de la civilisation d'une peuplade inférieure, d'un choc ouvert autour du clivage civilisé/sauvage, mais bien de la place de la femme dans la société américaine et de la transmission du patriarcat. 

Le film ne s'appelle pas The Woman par hasard : la femme, ou plutôt les femmes, sont au centre de l'intrigue, réorganisée pour le coup non autour de la femme des bois, mais sur les femmes de la famille. D'équilibrée, la famille Cleek dévoile très vite son vrai visage : un mari autoritaire, froid, sadique, machiste, une femme soumise et terrorisée par l'aura de son époux. McKee dissèque les rapports de force au sein de la famille modèle américaine : la femme, incarnée par la brillante Angela Bettis, ne travaille pas, elle est mère au foyer. Ses filles suivent le même chemin. La première est enceinte, tente de le cacher, déprime. Ce qu'il y a de plus intrigant, c'est ce soupçon d'inceste qui plane durant tout le film et que McKee ne lève jamais. La seconde est bien trop jeune pour qu'on lui fasse dire n'importe quoi et incarne une innocence encore préservée de la brutalité qui l'entoure. 

Parmi ces femmes accessoires de virilité, on pourrait en citer deux autres : la secrétaire de Cleek, femme docile en admiration devant la réussite et la vulgarité soft et clinquante de son patron, objet sexuel désiré en secret et dragué de façon courtoise. Ou encore la prof de lycée : son assassinat final est le symbole d'une éducation des femmes bafouée par un patriarche violent qui refuse ostensiblement qu'on s'immisce dans ses affaires privées afin qu'il puisse maintenir sous son joug toutes les femmes de son clan.  

McKee s'intéresse de fait à la reproduction des rôles sociaux au sein du couple et de la famille. Si les femmes évoluent de leur côté, brimées par la violence physique du mâle dominant, ce dernier entretient son modèle en éduquant comme il se doit son rejeton du même sexe. Le fils Cleek, dépourvu de discernement, voue une véritable admiration pour son père : son aphasie lors de la première séquence (il laisse une jeune fille se faire maltraiter par une bande de gosses à un barbecue et les regarde faire, sans esquisser le moindre signe de compassion ou de révolte) nous en apprend beaucoup sur la formation que son père lui livre. Tournée vers la réussite matérielle, vers la performance à tout crin, elle est aussi vouée à ce qu'il affirme sa domination sur la gente féminine. Ainsi, s'il partage les tâches ménagères des femmes, il n'est pas soumis aux mêmes brimades qu'elles, son père trouvant même de quoi le dédouaner de ses bas instincts. Mieux il l'invite finalement à exprimer librement sa violence à l'égard des femmes en le rendant complice de la "civilisation" de la cannibale et du meurtre de l'enseignante. 

En écartant le prétexte anthropologique, celui-la même qui était au coeur d'un film comme Cannibal Holocaust par exemple, McKee préfère mettre en avant le refoulement de violence d'une société patriarcale qui tente de maintenir sa puissance face à la féminisation croissante observable partout dans les sociétés occidentales. The Woman s'avère être du même coup un brillant film féministe, dont la violence sporadique mais efficace ne fait que renforcer la dénonciation d'une maladive quête de puissance et de domination d'un sexe sur l'autre. La cannibale des bois, The Woman, n'est que le symbole d'une révolte souterraine (enfermée à la cave) qui, après avoir été arrachée à son état de nature et domestiquée par l'homme tel un animal, aspire enfin à son épanouissement.