jeudi 27 décembre 2012

Theo Angelopoulos et Koji Wakamatsu

L'année 2012 a perdu deux des plus grands cinéastes de notre époque, à savoir le grec Théo Angelopoulos et le japonais Koji Wakamatsu. Grandes figures du cinéma politique, malaimés dans leur pays respectifs, ils ont, à travers des parcours totalement différents, interrogé l'histoire de leur pays, les meurtrissures des guerres et des massacres, des collaborations et des mythes déchus. Tout deux ont disparu de façon similaire, dans un accident de la route. Les conditions de la mort d'Angelopoulos, grand humaniste s'il en est, n'ont fait que mettre en exergue la débandade d'un Etat en souffrance, au bord du gouffre, les affres de la fragmentation de services publics déjà exsangues. 


Angelopoulos est un magicien, dont les plans séquences restent magistralement ancrés, et pour longtemps, dans les mémoires. Que l'on pense au Voyage des Comédiens ou bien encore à L'Eternité et un jour pour lequel il reçu la Palme d'Or en 1998, des images plus puissantes les unes que les autres, habitées d'une douce poésie tantôt philosophique (poésie de la frontière dans Le pas suspendu de la cigogne), tantôt absurde et universaliste (dans L'Eternité et un jour), se bousculent et remettent en question l'image et le temps, l'espace et le silence. Le cinéma d'Angelopoulos est exigeant, mélancolique et pourtant toujours teinté d'une forte espérance en la capacité de l'homme à intervenir dans l'Histoire et à changer le chemin de sa vie. 

A l'occasion des fêtes, et parce qu'on a toujours un cadeau à offrir après Noël à quelqu'un qu'on aurait oublié, par exemple, la bonne idée pour se souvenir ou pour découvrir le cinéma d'un auteur majeur du vingtième siècle, c'est le coffret édité chez Potemkine et qui regroupe sept films du réalisateur grec, de son premier long métrage, La Reconstitution en 1970 au Voyage à Cithère en 1984, couvrant ainsi toute la période politique d'Angelopoulos et sa fameuse trilogie critique sur l'histoire contemporaine de la Grèce, sous la dictature des Colonels. L'occasion ainsi de suivre l'évolution d'un cinéaste dans ses premières années et sa lente ouverture sur l'enfance. 

Koji Wakamatsu n'a pas la même sensibilité que son homologue grec et sa mort, si elle a suscité moins de polémique, a tout de même de quoi alimenter les conspirationnistes (renversé par un taxi, alors qu'il sortait d'une réunion sur le financement de son prochain film traitant du lobby nucléaire japonais...). Yakuza très jeune, il découvre le cinéma en surveillant les plateaux de tournage. Il devient réalisateur en tournant des pinku eiga qui interrogent toujours les rapports homme/femme, les rapports de classe, l'impotence de l'Etat et son rôle policier. Il se tourne très vite vers les milieux d'extrème gauche et réalisera un film fleuve de plus de trois heures sur l'organisation Rengo Sekigun, United Red Army (2007). 

La virulence choc de son cinéma en a fait une terreur politique. L'un de ses derniers films, Le Soldat dieu était une charge sans concession contre le machisme, le sexisme et l'héroïsme guerrier. Un héros de guerre revenait complètement mutilé du front, sans que personne au village ne sache qu'il y avait violé et tué femmes et enfants. L'homme tronc, privé de tous ses sens, en est réduit à sa pulsion sexuelle bestiale et abjecte, forçant sa femme à copuler sans cesse. Le film est si violent qu'il en devient poétique. La ressortie récente du magnifique Piscine sans eau (1982) permet de découvrir une autre facette du cinéma de Wakamatsu, toujours tournée vers la rébellion et la sexualité, mais plus mesurée et suave. Un homme effacé se transforme en violeur, mais un violeur d'un genre nouveau : il s'introduit chez de jeunes femmes avec du chloroforme, leur fait l'amour, et leur prépare un petit déjeuner puis s'en va avant qu'elles ne se réveillent, troublant la frontière entre le monstre que tout le monde aimerait voir et le prince charmant que toutes se figurent. 

Quoi de mieux là encore, que de jolis coffrets cadeaux pour faire découvrir Wakamatsu à quelqu'un qui en ignorerait tout ? Blaq Out a sorti depuis 2010 une série de coffrets (3 pour être précis), reprenant depuis ses débuts la filmographie du réalisateur nippon. L'idéal pour retracer une oeuvre richissime, du pinku aux films enragés, du film à scandal Les secrets derrière le mur (1965) à Shinjuku Mad (1970). 

mardi 25 décembre 2012

Les Habitants de Alex Van Warderdam et Touristes de Ben Wheatley


Deux films à voir demain 26 décembre au cinéma, entre deux plats à huitres et si vous avez le courage de vous traîner dans une salle qui les diffuse. 

Le premier est une re-sortie du premier film distribué par ED Distribution en 1995 et qui reste, à ce jour, leur plus gros succès en salle. Les Habitants est un conte absurde qui dissèque le rapport des habitants d'un quartier isolé à l'intimité et à l'extimité. Le cadre est pour le moins saisissant : quelques familles habitent une rue de maisons en brique toutes identiques, ébauche d'un quartier nouveau qui ne verra jamais le jour. Quelques années après la promesse d'une sortie de terre, rien n'a été construit si ce n'est cette rue, morne, stéréotypée, coupée de tout le reste du monde par des bois qui marquent une étrange frontière entre cette périphérie urbaine et le "par-delà". 

Les habitants ne sont pas moins étranges... Un enfant qui se grime de noir et se déguise en Lumumba, une femme frigide qui a une Révélation incomprise, un garde chasse myope et stérile qui erre dans les bois à la recherche du facteur qui lit ses lettres... Tout ce petit monde perd grandement la tête, et les dérives de chacun alimentent une sorte de naufrage collectif que rien ne semble arrêter. 

Dans une ambiance assez austère qui colle parfaitement au contexte et aux personnages névrotiques qui s'y déplacent, Van Werderdam interroge le fait de vivre en ville... à la campagne. En confrontant le vivre ensemble d'un village, où tout le monde se connaît et où tout le monde est obligé de se côtoyer dans un décor de ville en devenir, il crée un habile décalage où la déshumanisation et la suspicion sont maître, quoi qu'il arrive. Rien n'échappe à son regard acéré : l'emprise de l'Eglise sur la sexualité, le voyeurisme et l'individualisme, le racisme post-colonial persistant, l'ennui des nouveaux ensembles ou encore la normalisation de l'urbanisation contemporaine... Sur un ton tantôt féroce, tantôt cocasse, il prolonge les interrogations de Tati sur l'influence de notre milieu de vie sur nos comportements sociaux. C'est parfois rasoir, parfois longuet, mais souvent savoureux et caustique. 

Autre film mordant, le dernier film du fanfaron anglais Ben Wheatley qui ne cesse de faire parler de lui depuis son deuxième film Kill List, et qui revient dans un tout autre registre, dévorer les genres, les remixer et les dévier sérieusement de leur sentier battu. La route, c'est d'ailleurs le fil conducteur de ce road movie barré qu'est Touristes. Un mec un peu fêlé qui a pour habitude de tuer purement et simplement les gens qui l'emmerdent et qui ne respectent rien (la nature notamment), embarque dans son délire sa nouvelle petite amie qui va bientôt dépasser le maître pour se faire elle-même plus vengeresse que justicière ! 

Sur un modèle très différent de celui qu'arpente pourtant God Bless America, Wheatley croque des personnages qui ont un peu de mal à évoluer tout au long du film. Si le dépassement est le retournement assez attendu, le reste oscille entre petit jeu de cynisme et petit massacre campagnard, le tout sur une très bonne bande son mais avec un manque de profondeur. Les personnages secondaires, pourtant parfois très forts en potentiel (comme la grand-mère), sont relégués au second plan et pas entièrement exploités, notamment dans leur dimension comique. 

Wheatley montre surtout avec ce film qu'il en a sous le pied. S'il ne manque pas d'idée, son film a fortement tendance à se vautrer dans l'arty, dans le facile et le clinquant. A quoi bon nous asséner des longs et lourds ralentis bien inutiles et surtout très incohérents avec le reste de l'esthétique dessinée ? On est assez loin de l'audace de Kill List, de sa noirceur, de son syncrétisme virtuose. Mais l'humour so british, cliché parmi les clichés, fonctionne à plein, et le film se laisse voir. S'il peut vous donner envie de regarder les deux premiers de Wheatley, c'est encore mieux !  

vendredi 21 décembre 2012

Re-animator de Stuart Gordon

Aujourd'hui, outre le fait que ce soit la fin du monde et que tout le monde ne cesse d'être obnubilé par cette soit disant expérience de mort collective imminente, c'est mon anniversaire. Et pour fêter ça, je me suis offert le DVD de Re-animator, que je n'ai jamais vu... Il m'a fallu replonger dans mes souvenirs d'ados pour retrouver la trace de cette merveille cosmique qui a tout de légendaire. 

Car si je n'ai pas encore vu Re-animator, j'ai déjà eu l'occasion, dans mes jeunes années, de tomber sur La Fiancée de Re-animator, deuxième volet de ce qui sera plus tard une trilogie, dont Brian Yuzna, pape réalisateur et producteur de films bis, est aux manettes. Rien que le nom de ce mec fait rêver... Brian Yuzna est une légende à lui tout seul, un moustachu philippin qui grandit en Amérique centrale et qui rappelle Tom Selleck dans les plus beaux épisodes de Magnum, capable de vous monter un film d'horreur avec une nonne ou un rottweiler ! Il est l'auteur en plus, d'un film devenu culte depuis sa sortie en 1996, Le Dentiste, traumatisme pour plusieurs générations qui depuis se lavent les dents quatre fois par jour pour éviter d'aller se faire détartrer les molaires... 

A ses côtés, une autre légende, Stuart Gordon. Réalisateur discret, souvent cantonné aux direct to DVD, Gordon n'est autre que le réalisateur des Poupées, sorti en 1987, ou encore de Fortress, avec notre bien aimé Christophe Lambert. On l'a notamment vu mettre la patte à l'ouvrage pour deux épisodes de Master of Horror

Ces deux zigotos se lancent ensemble dans le cinéma au milieu des années 1980. Yuzna produit alors Re-Animator que réalise Gordon, une adaptation d'un auteur de SF non moins légendaire, j'ai nommé H.P. Lovecraft... Produit pour 900.000$, le film fait sensation, est récompensé à Avoriaz et en Catalogne, et rentre dans ses frais, ce qui était plutôt inattendu. S'en suivra alors, From Beyond, film en dehors de la saga qui sera un échec, puis Bride of Re-Animator, clin d'oeil affiché à la Fiancée de Frankenstein, dont le triptyque s'inspire très largement, puis Beyond Re-Animator en 2003. Si le second épisode est réalisé et produit par Yuzna, le troisième voit le retour de Gordon à la réalisation. Les deux hommes ne se quitteront presque plus. Yuzna produit des films qui connaissent plus ou moins de succès, de Chérie j'ai rétréci les gosses à Crying Freeman de Christophe Gans (avec qui il réalisera un segment du Necronomicon), et part faire carrière en Espagne, où il produit le deuxième long métrage de fiction de Jaume Balaguero, Darkness. Cette année, enfin en 2013, le bonhomme va nous gratifier d'un direct to DVD qui s'annonce assez fameux, Amphibious 3D... Gordon lui adaptera d'autres nouvelles de Lovecraft, notamment Dagon en 2001, produit par... je vous laisse deviner.

A l'époque où j'ai vu La Fiancée de Re-animator, j'étais trop jeune pour passer par delà le nanar. Je m'étais quand même bidonné comme un couillon, la main sur le ventre, devant cette débauche de sang, de zombie, de décors pourris, de tripailles et autres réjouissances. L'humour noir, assez décalé de la saga est plutôt plaisant. L'allure du fameux Jeffrey Combs et de la bimbo Barbara Crampton me sont restés en mémoire des années durant, jusqu'à resurgir avec force ces dernières semaines... Barbara Crampton quoi... la coupe de Dolly Parton, la mâchoire d'une star de porno et les seins gonflés à l’hélium... On la verra d'ailleurs prochainement dans le nouveau film de Rob Zombie, Lords of Salem... Combs ne s'est jamais vraiment défait de sa panoplie de scientifique cinglé. Sa filmographie, riche de presque 60 films, est surtout chargée en films de genre, de Robot Jox (de Gordon) à Faust (de Yuzna...) en passant par Fantômes contre Fantômes de Peter Jackson ou la série Les 4400

Bref, pour passer des joyeuses fêtes de fin d'année et sortir un peu du train train d'hippopotame avachi qui se gargarise devant sa cheminée avec un Cognac La Fontaine de la Pouyade Cristal Baccarat, ses gros pieds velus dans ses chaussons et les doigts encore pleins de pâté, rien de mieux qu'une saga un peu vilaine et un peu cheap, à l'esprit sarcastique et mauvais enfant, qui vous veut du mal en vous faisant du bien ! Re-animator enchantera les marmots et ravira les cinéphiles un brin dézingués qui sommeillent dans votre famille... 

MADMAN 20th ANNIVERSARY MONSTER !

Madman est une série absolument fascinante, folle, et ce billet ne suffira pas à en vanter les mérites au plus juste. Le ton est rapidement donné puisque dès les toutes premières pages de la série (non reproduite ici), le personnage principal, Frank Einstein (en fait une double référence à Frank Sinatar et Albert Einstein, rien que ça) bouffe... un oeil. Publié depuis 20 ans désormais (surprise ! ) et passé par plusieurs éditeurs, c'est depuis quelques printemps chez Image que son créateur, Mike Allred, accompagné par sa femme Laura, qui assure les sublimes couleurs de la série, a trouvé refuge pour produire les épisodes de sa série fétiche lorsque les chèques de ses autres travaux (pour Marvel et Vertigo, entre autre) lui permettent de se pencher sur Madman. Sauf qu'avec son talent et sa ténacité, c'est une sacré bande de potes qu'Allred a réussi à mobiliser avec le temps. D'où ce colossal livre, qui vous assurera une mort certaine si vous vous endormez à sa lecture.
Si le début du livre est composé de quelques pages inédites (encore une fois, le trait, proche de la ligne clair, est magnifique, je suis absolument fasciné par le travail de couleur de Laura Allred ! ) c'est une collection de "strip" et de pin-ups vu par les autres autour duquel le gros du livre s'articule. Et le casting est impressionnant: Frazeta, Hewlett, Clowes, Bolland, Bacchalo, Moebius, Quitely, Bagge, Ware, Groening, Colan, Adams, Bond, Kirby, Mignola, Toth, Sienkewicz, Miller, Smith, McFarlane, Burns, autant d'auteurs mainstream que de références indé, pour un livre incroyable. Un pavé indispensable pour les curieux, les collectionneurs, et les fans.

Si vous êtes autour de la capitale, le livre est notamment disponible chez Philippe & Philippe. Ne leur dites pas que vous venez de notre part, sinon ça sera le prix d'origine, à savoir 666€, et pas un centime de moins !

mercredi 19 décembre 2012

Jean-Luc Godard, "Politique"

A quelques jours de Noël, on vous fait notre liste de cadeaux... Et le coffret DVD pour le moins indispensable en cette fin d'année 2012 c'est celui consacré à la période militante - et même profondément militante - de Jean-Luc Godard. Curieusement édité par Gaumont, qui s'est visiblement fait une spécialité d'acheter les filmographies de cinéastes engagés pour en faire des coffrets de Noël après la parution il y a quelques années d'un coffret anthologique consacré à Guy Debord, l'objet réunit treize films d'une période faste du réalisateur helvète, couvrant les années 1967 à 1976 plus Soft and Hard (1985) et Film Socialiste (2010).

De La Chinoise, film qui voit naître les mouvements marxiste-léninistes qui déboucheront par capillarité sur mai 68 (sans pour autant que Godard n'anticipe cette révolte) à Luttes en Italie qui tente de comprendre les représentations du monde d'une jeune militante en Italie, en interrogeant à la fois ses aspirations théoriques et ses pratiques quotidiennes d'après les écrits d'Althusser, "JLG Politique" parcourt l'histoire de la gauche dans ce qu'elle a de plus vindicative et dans toute son appréhension de l'image comme média culturel alternatif possible. Car qu'on aime ou pas Godard, force est de constater que son cinéma a interrogé les contradictions de l'image et du militantisme et a tenté, dans cette période où il fait parti du Groupe Dziga Vertov avec Jean-Pierre Gorin, de faire sortir le spectateur de son fauteuil cossu, de l'imprégner d'une nouvelle façon de percevoir et de réfléchir le cinéma. On ne regrettera donc pas de voir ici réunies des pièces aussi rares que Pravda, British Sounds ou Le Gai Savoir, qui ont souvent en commun d'avoir été censurées à l'époque où elles ont été faites alors qu'il s'agissait là de films de commande (l'ORTF, LWT ou la RAI). 

Entre défiance, provocation et didactisme, ces oeuvres ont tenté de bouleverser la culture de gauche en disséquant ses principes idéologiques et pratiques, en questionnant son rapport à l'art, en remettant le spectateur au centre du processus de création de savoir, fortement inspiré par le théâtre de Brecht. Un coffret indispensable on vous dit. 

mardi 18 décembre 2012

BIGG JUS - Machines that make civilization fun

Ca fait longtemps que Bigg Jus n'a pas fait un sourire, le type visiblement ne rigole plus du tout, surtout pas avec son audience. On connaissait le mec assez agressif et plutôt belliqueux sur son projet NMS, mais sa haine totale et l'anéantissement intégral de votre tolérance auditive semblait surtout réservé à ce duo. Sur ces albums solo, Jus avait été plus sympathique dans la forme (pas dans le fond), notamment avec son dernier en date, Poor People's Day, publié il y a déjà 7 ans, qu'on pouvait rapprocher, dans la démarche, de certains travaux de Dumile. 7 ans de silence (quelques shows CoFlow distillés ici et là) et le voilà qu'il se pose lourdement avec un album massif, sombre, chaotique. La surenchère de samples et de bruits, le chaos des boucles et des distortions en tout genre, Jus produit comme Public Enemy le faisait jadis sur "Fear of a black planet". En plus guerrier, en moins concret. Les beats ici ne répondent plus forcément au rythme hip hop, ils sont cinglants et précis, s'abattent sur les samples coupés à la machette, s'énervent comme chez Adlib, charley digital hystérique et roulement de glitchs. Les sons de cors sont nombreux, se mariant parfaitement avec sa pochette. Casus belli. Ultra engagé, Jus utilise sa voix comme un élément instrumentale, chantant en fond, sans se soucier de la moindre justesse, rappe de sa voix planquée dans le mix, enfouie. Forcément, le disque d'Ingleton sort à peu près au même moment que celui de son frère de guerre, El-P. Et la comparaison marque une nette différence. Si Meline produit une musique également tendue, elle est une sorte de super production, clinquante. Bigg passe pour le crust en comparaison. Rien ne brille, si ce n'est le talent de l'homme pour produire une musique complexe et revêche. Mais il se dégage une trajectoire étonnamment proche, celle d'une musique qui, s'inscrivant profondément dans le hip hop, se nourrit probablement plus aujourd'hui des sons électroniques et d'une dynamique rock que d'un héritage traditionnellement plus chaud. D'une méchanceté et d'une noirceur remarquable, cet album (Mush et Laitdbac pour l'europe, bravo à eux) tasse méchamment la boîte crânienne.

mardi 11 décembre 2012

SHIT & SHINE - Jream baby jream

Les excités de Shit & Shine sont en grande forme et sortaient au printemps dernier un album qui suivait Le Grand Larance Prix, publié fin 2011, soit deux longs formats en 6 mois. Clouse (en pleine préparation d'un projet avec le batteur des Butthole, à peine surprenant) et ses potes reviennent donc avec une suite, bien plus mince que le précédent d'un point de vue longueur, mais d'un tout autre calibre d'un point de vue sonore. Le posse texan-anglais ressert donc une grande plâtrée de sa bouillie rock noise indus crade, s'éloignant des expérimentations obsédantes et tout en retenue de son triple album. Jream baby jream reprend les choses là où "229-2299 girls against shit !" les avait laissé: ces mecs là ne jouent plus de la guitare de la basse et de la batterie; ils jouent de la distortion et de la table de mixage. Clouse et ses allumés sont les King Tubby du bruit et du fuzz, les Mick Harris du souffle et du bruit blanc. On retrouve le son mécanique, bouillant de Cherry et imperturbable du groupe sur le rouleau compresseur option haine du monde extérieur faisant office d'ouverture, le bucolique "dinner with my girlfriend". Surprenant, la face A se termine sur une ballade au son chaud et apaisé d'une guitare blues, sorte de cheveux dans la soupe au vu du reste. Seulement, même dans l'épiphanie, Clouse et son gang ne peuvent s'empêcher de tout massacrer: en fond hurle une voix qui indique clairement que le taux d'alcoolémie des mecs dépasse le raisonnable. De l'autre côté, c'est une alternance de bruits distordus et de nappes dégradés, de beats imposants (woodpeeker), de samples bouclés et torturés (rodeo girls), se finissant sur un sombre et imposant beat noyé dans les sons et pads saturés que Reznor ne renierait pas. Le disque squatte la section "highly recommended" de ce site depuis suffisamment longtemps pour que le verdict ne soit pas une surprise: on retiendra ce nouveau $&$ comme une très grande sortie.
C'est Riot Season qui signe ce simple LP à la pochette automnale faite par la petite soeur d'un des mecs (peu probable), habitué à héberger le projet depuis le début, excellent label de manufacturier dévoué.

dimanche 9 décembre 2012

Philosophy of a Knife d'Andrey Iskanov

La fin du monde approche... Dans moins de deux semaines tout va foutre le camp et notre espèce de cinglés disparaîtra dans un souffle. Enfin, à ce qu'il parait. Alors il y en a qui prennent des précautions. Ils se construisent une casemate, font des provisions, préparent leurs enfants à une vie post-atomique. Afin de palier à certains manques, je prends aussi les devants. 

D'aucuns disent qu'il y a des films à voir avant de mourir. Philosophy of a Knife, d'après quelques amis amateurs de sensations fortes, est de ceux-là. Il faut dire que le film d'Iskanov est précédé d'une solide réputation. Censuré dans de nombreux pays, il a défrayé la chronique au festival de Stiges et s'est mis à dos les nationalistes japonais les plus extrêmes... Vous savez, ceux qui disent que l'armée japonaise n'a jamais commis de massacres à Nankin, qu'elle n'a jamais torturé qui que ce soit en Mandchourie et que la fameuse Unité 731 est un fantasme... 

Les activités scientifiques de l'Unité 731 sont justement au centre du film d'Iskanov. En pas moins de 4h30, le cinéaste russe dit évoquer, d'un point de vue artistique, l'histoire de cette unité mais aussi de la rivalité russo-japonaise, l'expansion impérialiste avant 1945 et la suite donnée aux agissements de l'U731 après la guerre. Son propos est double : la première partie du film est consacrée à une évocation historique des relations nippo-russe et à l'installation de cette unité en Mandchourie, sous la direction du lieutenant-général Shiro Ishii, responsable des recherches bactériologiques pour l'armée japonaise. En 1932, Ishii s'installe à Harbin pour y mener, avec l'accord du gouvernement japonais, des expérimentations bactériologiques à grande échelle sur des êtres humains. La ville étant trop cosmopolite, il s'installe dans le village de Beiyinhe et y fait construire un gigantesque bunker afin de mener ses expériences sur les prisonniers de guerre, puis sur des prisonniers tout court. Suite à une révolte, il déménage une nouvelle fois en 1934 dans un complexe militaro-scientifique flambant neuf à Pingfang. Le monsieur se retrouve alors à la tête d'une armée de plus d'un millier de chercheurs qui testent des maladies, des armes et des techniques de torture sur des cobayes humains. 

La quasi-totalité du film est par la suite consacrée à la reconstitution de ces expériences sordides, à grand renfort d'effets chocs. Quelques passages restent consacrés à la dimension documentaire et permettent de souffler un peu, au milieu de la surenchère gore à laquelle s'adonne Iskanov. Le film s'achève normalement sur ce qu’advinrent les responsables du camp une fois la Seconde Guerre Mondiale terminée, l'accord secret avec les américains, la passage sous silence sur l'archipel nippon et dans le monde médical. 

Le sujet valait bien un film, même plusieurs. Je doute toutefois que la démarche d'Iskanov soit la meilleure... Elle est en tout cas radicale, il faut bien le reconnaître, mais d'une faiblesse didactique et même artistique assez dommageable. Sur la totalité du film, 1h30 (à la louche) doit être consacrée à l'évocation documentaire. Iskanov utilise des images d'archives afin d'étayer un propos pertinent et nécessaire afin d'établir une mémoire dissimulée au moins jusqu'aux années 1970 (donc après la mort de Ishii, en 1959). Il y a donc 3h de torture... Trois heures qui ne sont absolument pas tournées vers une évocation historique ou vers quoi que ce soit d'artistique mais bien vers une simple accumulation d'horreur, une volonté d'amalgamer toutes les atrocités possibles afin de produire un effet de rejet compassionnel auprès du spectateur. Je trouve cette démarche profondément dégoûtante... Par que je sois contre le gore, loin de là, mais encore faut-il savoir ce qu'il sert ? Ainsi, on s'interroge sur les acteurs. Pourquoi n'avoir utilisé que des acteurs russes pour jouer les cobayes, alors qu'ils n'ont représenté qu'une minorité de ceux-ci ? On guette le travers nationaliste, l'exacerbation des antagonismes... 

D'un point de vue purement esthétique, l'accumulation est ici particulièrement contre productive. Elle n'accroît pas l'empathie du spectateur qui, au contraire, se découvre une lassitude profonde. Et c'est peut-être là que le film échoue vraiment. Au lieu de provoquer de la terreur et de l'indignation, il crée une simple accoutumance à l'horreur, à l'atroce, à l’innommable. L'enchaînement des séquences de torture agace, on finit par soupirer, par se demander comment l'auteur va bien pouvoir faire pire, à la fois dans la mise en scène, très inégale, et dans l'horreur. En 4h30, Iskanov a le temps de se perdre en chemin. On a ainsi le droit à une pseudo bluette assez effarante entre un geôlier et une cobaye, façon syndrome de Stockholm sur fond de métal gothique pour midinette... 

Autre interrogation, le rôle, le poids et même l'identité de l'unique témoin... On ne sait jamais qui il est, pourquoi on l'interroge lui, pourquoi les sources n'ont pas été recoupées avec d'autres témoignages... Ses interventions sont tour à tour d'une rare pertinence et d'une rare inutilité... Sa très longue intervention finale, montée avec deux plans mal cadrés, assomme définitivement le spectateur. 

Reconnaissons tout de même une riche idée d'Iskanov : les trois insertions d'un projecteur, sur lequel défile des images de film. Anecdotiques au premier abord, ils nous rappellent que les séquences de torture sont de l'ordre du cinéma, de la reconstitution fantasmée, de l'imaginaire déviant d'un "artiste" et permettent de rappeler clairement la différence entre les images d'archives (filmiques comme photographiques) et les créations gore du réalisateur russe. 

vendredi 30 novembre 2012

MASSIVE ATTACK - Blue Lines

Comme beaucoup d'autres albums importants, voilà que le premier Massive Attack a droit à une nouvelle édition, à l'occasion de ses 20 ans. Le temps ne passe plus vite, il en devient juste effrayant. 20 ans déjà que ce disque mythique se posait sur les platines de quelques curieux à travers le globe pour transformer le paysage musicale naissant des années 90. C'est une décennie de fusions, de mixages, de mélanges, d'audaces et d'aventures qui s'ouvrent, sous toutes ces formes. Du rock, de la soul, de l'électronique, du jazz, du reggae, du hip hop, de l'industrielle, tout ça sera amené à se croiser. Rage Against The Machine, Pop Will Eat Itself, Tricky, Renegade Soundwave, Tortoise, Beastie Boys, Godflesh, Prodigy, Terminal Cheesecake, Ice, Björk et tant d'autres, autant de groupes à la notoriété variable ayant opéré dans des sous-genres variés pour créer et définir les sonorités transversales des années 90 dont Massive Attack s'avère un des groupes les plus emblématiques.

Au milieu des années 80, s'organise un collectif rassemblant DJ et MC à Bristol composé de producteurs en devenir (Nellee Hooper, membre de Soul II Soul, futur metteur en son de Björk, U2, Madonna...), chanteuse soul à succès imminent (Neneh Cherry) artiste-peintre (Robert Del Naja, en train d'influencer un certain Banksy, de Bristol également, via ses murs) et autres musiciens amateurs. De ce soundsystem mélant R&B, reggae et punk se dégage le trio formé par Del Naja (3D) s'essayant au rap, Vowles (Mushroom) et Grant Marshall (Daddy G) aux platines pour sortir sur leur propre structure, Massive Attack Records, un single nommé Any Love. Le mari de Neneh Cherry, Cameron McVey, croit suffisamment au jeune trio pour les pousser à produire un album entier, qu'il aidera largement à mettre en place et à enregistrer. Massive - privé temporairement de son "attack" pour cause de guerre du golf - s'impose en 91 avec Blue Lines, un album totalement mircaculeux, et ce à plus d'un titre.

Avant tout, c'est la force improbable de ce collectif original qui marque. Car Massive Attack n'est pas un groupe au sens classique, et sa généalogie s'affirme à chaque morceau. Si on parle de trio et que ce sont bien 3 personnes qui se mettent en photo au dos du LP, l'identité des 3 est pratiquement impossible à déterminer. Massive Attack délègue et s'arme d'une troupe conséquente. Cette façon de faire éclatera totalement sur leur troisième album, lorsque le groupe réalisera dans la douleur (réelle) un disque largement orchestré par Neil Davidge, producteur patient qui parlera du trio comme d'un groupe incapable de jouer du moindre instrument. Massive Attack sait s'effacer (y compris en live) pour laisser ses exécutants faire le travail. Mieux encore, la solidité de l'enregistrement semble particulièrement remarquable quand on sait les tensions et antagonismes "cimentant" ce collectif. Shara Nelson, chanteuse historique du groupe ne tardera pas à s'éloigner du trio après ce premier album, en larme, ne voulant plus jamais en entendre parler. Tricky, alors jeune prodige, ne tardera pas à suivre, alimentant régulièrement une rancune tenace notamment envers Marshall. Mushroom lui même finira par plier bagages dans la décennie. Marshall, incapable de travailler avec Del Naja s'isolera complètement de son propre groupe (un retrait studio temporaire en 2001 et une gestation en aparté pour Heligoland en 2009). McVey lui même, qui sera le manager et mentor du groupe se fera expulser quelques temps après la sortie de Blue Lines. Le chaos. Total.
C'est aussi le disque que l'Angleterre n'attendait pas, et qui sera vu (notamment en France) comme la preuve que la perfide Albion, incapable de produire une réponse au hip hop américain, créée son propre son avec ce "trip hop" - c'était bien mal connaître la scène d'alors, avec des groupes brillants comme Hardnoise, The Criminal Minds...

Miraculeux aussi car la période le prouvera à quelques reprises, Blue Lines s'inscrit dans la ligne de ces très grands albums, indépassable pour certain, dont la noirceur, l'exigence et l'indépendance ont permis un certain succès, tout en proposant une musique d'une grande beauté. A la production exigeante, ample, s'accole un travail d'orfèvre sur les samples, la matière première et dominante de ces 9 titres. Massive sublime ses échantillons, les manipule avec une aisance certaine et livre un canevas musicale luxuriant. Chaque morceau irradie par sa puissance mélodique et ses trouvailles soniques, pourtant loin de la méthode de la sur-couche qui fera la force de Mezzanine. Quand le collectif s'éloigne de ses sampleurs et claviers, c'est pour ajouter le vernis de véritables instruments. Là aussi, c'est avec une délicatesse remarquable que le groupe créée une alchimie ensorcelante : aux studios d'Abbey Road, ils concoivent (avec Will Malone) une partition impeccable de cordes pour le single le plus important du début des années 90, Unfinished Sympathy. Shara Nelson habite à la perfection ce titre de soul contemporaine, morceau pivot et essentiel de l'album. Loin de l'aridité du titre Any Love (disparu). C'est tout de même le hip hop qui tente de s'imposer sur l'album. Del Naja s'essaie au rap sans transcender le genre, au côté de Marshall, imposant une voix profonde et chaleureuse. A leur côté, c'est le tout jeune Adrian Thaws, surnommé Tricky Kid par ses pairs, qui impose de sa voix encore indemne des volutes d'herbe un flow monocorde. Alors convaincu que la gamine qu'il vient de découvrir, une certaine Martina, pourrait intéresser le collectif (qui rejette son idée), il s'apprête à commettre de son côté également un des albums les plus important des années 90... mais en solo. Ladite Martina finira par illuminer les prestations du groupe presque 20 ans plus tard.

Si on parle souvent de Blue Lines comme d'un album de "soul", c'est oublier la place considérable du reggae dans la mixture du trio. Obsédé par le dub, Massive Attack revendique son amour pour la musique jamaïcaine et offre un magnifique hommage sur cette première production. La preuve flagrante est la présence de Horace Andy, légende du style, au casting. Il incarne brillamment de sa voix si singulière les productions des anciens Wild Bunch pour en faire des chansons imparables. Avec une carrière en pleine stagnation, il profite du collectif pour ranimer la flamme de son indispensable Dance Hall Style, mythique album de 82 dont il présente lui même le fantôme en fin de "Five Man Army", impeccable titre mélant rigueur hip hop et lourdeur dub. Plus tôt, c'est une reprise du "Be thanksfull for what you've got", titre soul de Williams DeVaughn, déjà repris à plusieurs reprises par des artistes de reggae, en faisant ainsi un titre emblématique de Lovers Rock qui se distingue.

Un succès colossal à la clé, c'est aussi une carrière qui peinera à se démarquer de ce premier enregistrement qui attendra le groupe. Incapable de réitérer l'exploit, Protection aura du mal à convaincre, d'autant plus que les prestations scéniques du groupe sont calamiteuses. Il faudra attendre le glorieux Mezzanine pour que le groupe retrouve de sa superbe et s'impose comme une formation indispensable. Reste ce disque, Blue Lines, classique indémodable. C'est à l'occasion de ses 21 ans que le disque s'offre un lifting, avec une version remasterisé pour les oreilles les plus affutées. Dans un packaging faisant (enfin ? ) honneur au travail du groupe, voilà l'occasion idéale de (re) découvrir ce chef d'oeuvre, miraculeux premier albums assemblé par une bande de brillants désoeuvrés.

mardi 27 novembre 2012

THE BUG - Ganja Baby/Diss mi army

Couteau entre les dents, on te l'a déjà dit, les mecs ne blaguent pas du tout. Un coup gratuit entre les côtes, Martin trucide ton envie de bouger ton boule sur ses beats avec deux kilos de haines et de bruits à chaque mesure. Roulement de caisse claire pas nettes, ça remue au son de basses épais comme du goudron encore bouillant. Deuxième chapitre de cette nouvelle aventure nommé Acid Ragga, qui propose un concept simple: mélanger les éléments de l'acid (808 et 303 à foison donc) pour faire du dancehall sauvage en "version", soit 2 fois la même instru mais avec deux versions vocales différentes. On retrouve le taulier Daddy Freddy (peut-être la dernière collaboration du duo ?) pour un Ganja Baby cannibale, hurleur, à la sauvagerie opressante. De l'autre côté, nouvelle recrue dans le clan Martin, Miss Red, habitant le titre Diss Mi Army comme le faisait Warrior Queen (qui sera de retour sur le prochain volume) à deux doigts de la rupture, en pleine hystérie vocale: là aussi guerilla audio dans la jungle de câbles reliant les outils de torture de K-MART. C'est Kiki Hitomi qui succède à Zeke Clough pour le visuel, toujours ce jaune nucléaire cauchemardesque. Brûlant.

lundi 26 novembre 2012

NHK'KOYXEN - Dance Classics Vol.2

Avant toute chose, il faut absolument préciser que le label qui sort les "dance classics" de NHK'Koyxen, PAN, soigne remarquablement ses publications. Les disques sont conçus dans des pochettes à fourreaux transparents qui permettent d'accoler des formes géométriques sur le visuel d'origine. Ils avaient bricolé une très belle enveloppe pour le split NHK/SND plus tôt dans l'années, uniquement composé de petites formes violettes habillant le vinyle blanc. Concepts graphiques permettant d'assurer la continuité même de cette série lancée par Kouhei Matsunaga nous intéressant aujourd'hui.
Dans la parfaite continuité du premier volume, très réussi, Matsunaga s'éloigne du hip hop bruyant de ses autres projets, de sa marque de fabrique. Sa série pour PAN porte bien son nom. Elle est accessible mais pas niaise, comme autant de variation sur un thème choisi. Le nippon revendique l'amour de la techno et le prouve sur ce deuxième LP. Pourtant le tout porte indéniablement sa patte, et tend à se rapprocher de ses productions plus underground comme nous le soupçonnions déjà lors de son dernier long avec Sensational. Néanmoins la "dance" est ici plus une idée qu'un fait. Nous n'irons pas en club écouter ce disque. Nous irons dans une cave. Sale. Où bougent sans respect du rythme des corps abîmés, les tendons secs. Les beats s'imposent dans un 4/4 vicieux, les handclaps ont l'air de venir d'un cartoon adulte, les échos de nappes type eurodance 90 sont en lambeaux, présentés comme de vagues souvenirs auditifs. Sur ses plus longs morceaux, la transe pour robots devient totalement psychédélique, où la rythmique obsédante se démène au milieu des cliquetis et des motifs fous. L'impression poisseuse de déambuler dans un labyrinthe sous terrain, dénué de lumière, où la matière devient méconnaissbale, sans repères. Folie audio du futur, on se dit que Matsunaga pourrait faire la bande son d'un SF 80's, esprit Metal Hurlant - la brillante idée ayant été réalisée en vidéo (non officielle) avec Chronopolis en illustration avec un morceau du premier volume.



dimanche 18 novembre 2012

Le Capital de Constantin Costa-Gavras

La naïveté comme maître étalon, comme cheval de guerre, comme prière psalmodiée sans temps-mort. Costa-Gavras, perdu dans son pensum contre la finance globale a oublié qu'être sévère c'était avant tout se montrer critique et que pour être critique, encore fallait-il être pertinent. Ce n'est visiblement pas ce qui étouffe le grand réalisateur de Z ou de l'Aveu ici. Arcbouté sur son attelage brinquebalant, ce cavalier sans tête multiplie les coups de fouet violents sans savoir vers où galope son cheval fou. 

Grandiloquent. Le Capital, en lettres capitales justement, d'un rouge sang imprégné d'un esprit révolutionnaire qui n'a jamais vraiment quitté le réalisateur, clin d'oeil farouche à Karl Marx qui semble pourtant grand absent de cet ouvrage fastidieux et pompeux. Le Capital donc, dénonciation virulente et fauchée des dérives et déroutes de l'économie mondiale, ne s'évite rien et épuise ses moindres rixes dans des fatras de dialogues didactiques et démonstratifs. 

Film énervant, consternant, ahurissant. Lamentation. Si j'avais déjà remarqué que les américains ne savaient pas faire de films sur la crise, nous ne faisons pas mieux qu'eux. Où est la justesse du Couperet, son regard acide, dénonçant cynisme et déshumanisation avec appoint, avec la froideur d'une France moyenne qui survit par le travail forcé ? Le Capital foire tout. Tout. Insipide dans son analyse des enjeux de la finance mondiale, ses intrigues de cour au sein d'une grande banque multinationale n'intéressent guère. Et ce n'est pas la direction d'acteur hasardeuse qui aide non plus à croire une seconde à ces improbables délibérations manichéennes : Natacha Régnier, perdue, incapable de trouver une tonalité juste et de comprendre son personnage contradictoire. 

Gad Elmaleh... Acteur fantoche, acteur de gauche ? A revoir Coco on en doute... Acteur sérieux ? A revoir La Rafle on s'esclaffe. Piètre président, son personnage ne lui épargne rien tant Gavras a chargé dans les poncifs les plus stupides. Banquier cupide et soit disant tourmenté, ses vagues flash de rebellion contre ses instincts de prédateur le conduisent toujours à agir dans le sens du pire. Bien sûr qui dit homme de pouvoir dit homme libidineux : amourette risible avec une mannequin même pas jolie... On voudrait nous faire croire 1) à une passivité coupable de l'homme de pouvoir qui se croit pourtant tout permis, 2) à l'instinctivité des comportements banquiers... Pauvresse, on n'avait pas vu plus balourd depuis le manifeste de Stéphane Hessel... 

Le Capital... On aurait préféré une audacieuse adaptation du livre de Marx... Au moins ça aurait eu de la gueule tant les adaptations de bouquin de philo, d'économie et de science politique sont rares... Au moins on aurait évité les préjugés psychologisants systématiques. Au moins on aurait compris l'idée d'analyse, ici honteusement dévoyée en didactisme. Mes bons enfants, regardez comme ces gens sont vilains et sûr de leur fait, regardez les jouer... Infantilisation des dérives : ces banquiers là sont de grands-enfants nous dit Gavras ! Fatale Erreur : ce sont des adultes, les infantiliser c'est les déresponsabiliser, c'est contraire à toute éthique ! C'est l'envers de ce qu'il faut faire et dire sur eux. 

Le Capital. Effets de manche, titre aspirateur, raisonnement de poissonnerie un dimanche matin à 9h30. Cataclysme de gauche, à l'image du socialisme d'aujourd'hui. Film qui dessert avec aplon et prétention les idéaux qu'il voudrait défendre. Le Capital, où comment réduire les idées de gauche à une "bien pensance" moraliste, infantile et manichéenne. Désolant. 

mercredi 14 novembre 2012

GODSPEED YOU ! BLACK EMPEROR - 'Allelujah ! Don't bend ! Ascend !

L'automne. Ballade en mountain bike. Prendre un goûter. Jouer à la console.  Promenade dans les bois. Faut aller chercher des feuilles mortes pour le cahier de TP. Il fait nuit en plein après-midi. Chaussures de rando. Guirlande partout. Ma maman fait de la soupe. Feu au fond du jardin avec le tas de feuilles mortes. Aller à l'école. Lire sous la couette avec une lampe torche. Je renverse ma caisse de jouets. Nouveau bonnet. En rentrant de l'école on s'est explosé le groin à coup de boule de neiges. Cagoule. Acheter le sapin. Orteils au chaud. Ma maman passe "dark side of the moon" dans le salon. Village de noël. Mettre des moufles pour aller ramasser des branches. Chocolat chaud et madeleine. Mon papa ramène du bois. Lire une BD. Aujourd'hui les dinosaures vont se battre pour déterminer qui est le plus fort après le T-Rex. Col roulé. Sortie scolaire: prévoir un bon manteau. Manger des bonbons. J'ai cassé le bras de mon robot. Pain d'épice. Faire de la balançoire quand il n'a pas plu. Doudoune pour aller dans les bois. Ma maman fait un gâteau. Cheminé. Je range ma caisse de jouet. Botte de pluie pour sortir. Aller à la patinoire. Feu de bois. Soupe. Décorer le sapin. Préparer les cadeaux. L'hiver. 

lundi 12 novembre 2012

NUMBERS NOT NAMES, SOLE - Glazart, Paris

Le prix des disques monte de manière inquiétante, les rançons demandées pour accéder à une salle de concert suivant la même direction, il est plus qu'agréable de voir que le Glazart et l'orga de cette soirée ont pris le risque de proposer un plateau sérieux pour une entrée à 5€. Mais faut croire que si c'est pas plus du double les gens ne se bougent plus... C'est à un glazart au deux-tiers vide que les deux formations de cette soirée vont se confronter. Logique imparable: si c'est pas assez cher, les consommateurs sont méfiants. Ou alors le fait qu'on soit un dimanche clôturant une paire de semaines de vacances, férié, de surcroît, joue à ce point sur la faible fréquentation ? Pourtant je me souviens parfaitement avoir vu Sole dans cette même salle il y a 5 ans (ou un truc dans le genre) avec son Skyrider Band et l'audience était nettement plus importante. Tristesse totale donc dans cette salle où l'on entends les semelles de godasse de Crescent Moon frotter le sol entre deux morceaux.
Numbers Not Names, on en parlait au printemps dernier, est un des nouveaux projets d'Oktopus (Dälek), d'Alexei Casselle (ledit "Crescent Moon", de Kill The Vultures), de Chris Cole (Manyfingers) et de Jean Michel Pires (NLF 3) chapeauté et publié par Ici D'Ailleurs (regardez l'EPK dispo sur les pages du groupe, très instructif et plutôt alléchant). L'EP était très bon, l'album est magnifique, on y reviendra. On n'était pas spécialement inquiet pour le passage live: Oktopus sait occuper l'espace, même reclus derrière ses machines, tout comme la présence de 2 batteries est rarement synonyme d'un décor inutile (cf. Tortoise ou, oui, encore, les Melvins). La lourdeur et la crasse qu'on attendait du son live de la formation sont bien présentes. Infra basses remuant le bas-ventre, murs de bruit blanc décapant les feuilles, le terrain de jeux est connu et ne déçoit pas. Là où le projet surprend, c'est logiquement dans son approche rythmique. Evitant les évidences, les deux batteurs jouent sur deux partitions qui se répondent vaguement, tout en disposant d'un espace conséquent. On sent que les deux batteurs ne sont pas à l'étroit et se permettent de suivre le schéma directeur tout en étant libre d'amener sonorités et roulements comme bon leur semble. Devant, Alexei Moon Casselle s'approprie totalement la scène et même l'absence de public, investit le moindre mot, la moindre phrase d'une conviction rageuse. C'est pratiquement l'album complet qui y passe -contre toute attente: nous n'attendions qu'une première partie- laissant la salle admirative devant un set dense, impressionnant au vu du peu de concerts que le groupe a dans les pattes -2 ou 3, le groupe étant la veille à l'excellente programmation du Riddim Collision (grand retour de 2nd GEN, mais aussi The BUG, Death Grips...) pour ouvrir sa tournée.

Derrière, la salle se vide légèrement pour le set de Sole, qui semble abandonné de tous (pas de DJ, plus de Skyrider Band, ses albums ne sont même plus signés Anticon - pourtant son propre label, mais le type a claqué la porte en 2010) et qui aura du mal a captiver la foule avec son hip hop ultra politisé et investit de sa mission. C'était déjà l'idée qui m'était resté en tête après le set avec tout son groupe, à savoir que le mec est visiblement sur-investit dans ses paroles et met un excès de conviction dans son interprétation. Lançant seul, ce soir, ses propres instrus à l'aide son laptop, cet excellent MC (technique/flow irréprochable) se démène sur scène pour défendre ses vieux morceaux et ses plus récents (un peu moins audacieux que par le passé, mais toujours extrêmement bien produit). Un peu dommage de voir une salle si peu rempli alors que le type a récolté d'excellents papiers du temps de l'âge d'or de son label-tendance lourde, visiblement, si on se souvient du concert de Sensational en mai dernier: le hip hop indé ne fait pas recette.

dimanche 11 novembre 2012

The Woman de Lucky McKee

Youtube offre des possibilités étonnantes... Du moins mon angélisme me fait croire que c'est le cas. Avant, on ne pouvait qu'y regarder des atteintes à la dignité humaine à base de jeunes gens paumés en quête de reconnaissance, trop laids pour passer à la télé, trop persuadés d'avoir un talent qu'ils rêvent plus qu'ils n'exercent. Ou des dérivés fantômes de Vidéo Gag, à grand renfort de chats qui sautent dans le vide, de japonais qui font des expériences avec du mentos ou de mariés qui trébuchent sur leur pièce montée... A croire que Bernard Montiel mettait lui-même en ligne toutes les archives de son émission merdique. On peut toujours y voir cela, mais on peut tout aussi bien se repaître de films complets, en VO ou VF. Fini le dépeçage de Nosferatu en neuf parties sans le sous-titrage des intertitres allemands. Maintenant on peut regarder Paranormal Activity avec sa pine-co made in Bershka avant de la ramoner... de la ramener chez elle, ou avec son gros pote un peu sale mais sympa... mais sale... mais sympa... Enfin vous voyez quoi, celui qui colle des crottes de nez sous votre canapé quoi. 

Raté l'an dernier à l'Etrange Festival, j'ai eu le bonheur de tomber sur The Woman, le dernier film de Lucky McKee, bien connu des amateurs de genre pour son May, passé pour culte depuis sa sortie en 2002. Ces dernières années, McKee a beaucoup travaillé avec ses plus proches amis. Il a tourné pour Angela Bettis, son actrice dans May (que l'on retrouve bien sûr dans The Woman), mais aussi multiplié les adaptations des oeuvres de Jack Ketchum, célèbre auteur de romans horrifiques. The Woman est l'une d'entre elles. Il s'agit en réalité de la suite d'une précédente adaptation du roman Offspring, mené par l'obscur Andrew van den Houten en 2009, dans lequel l'actrice Pollyanna McIntosh incarnait déjà la cannibale paumée qu'elle joue dans The Woman.

Tout cela permet de situer un peu mieux son personnage, assez obscur au premier abord. Résumons l'intrigue : la famille Cleek a tout d'une famille normale, du moins en société. Le père, Chris, chasseur, aime partir seul en forêt. Un jour, il y capture une jeune femme couverte de sang, incapable de dire un mot, et relativement agressive. Il l'enferme alors dans sa cave et invite les membres de sa famille à le suivre dans son projet : la civiliser. 

De tomber de nulle part, la femme s'avère être la seule rescapée d'une tribu de cannibales. Mais cette partie là de l'histoire, que l'on connait seulement en ayant vu Offspring (ou en s'étant renseigné), est occultée par le tandem McKee/Ketchum ce qui a pour effet de déplacer le sujet du film : il s'agit moins de parler de la civilisation d'une peuplade inférieure, d'un choc ouvert autour du clivage civilisé/sauvage, mais bien de la place de la femme dans la société américaine et de la transmission du patriarcat. 

Le film ne s'appelle pas The Woman par hasard : la femme, ou plutôt les femmes, sont au centre de l'intrigue, réorganisée pour le coup non autour de la femme des bois, mais sur les femmes de la famille. D'équilibrée, la famille Cleek dévoile très vite son vrai visage : un mari autoritaire, froid, sadique, machiste, une femme soumise et terrorisée par l'aura de son époux. McKee dissèque les rapports de force au sein de la famille modèle américaine : la femme, incarnée par la brillante Angela Bettis, ne travaille pas, elle est mère au foyer. Ses filles suivent le même chemin. La première est enceinte, tente de le cacher, déprime. Ce qu'il y a de plus intrigant, c'est ce soupçon d'inceste qui plane durant tout le film et que McKee ne lève jamais. La seconde est bien trop jeune pour qu'on lui fasse dire n'importe quoi et incarne une innocence encore préservée de la brutalité qui l'entoure. 

Parmi ces femmes accessoires de virilité, on pourrait en citer deux autres : la secrétaire de Cleek, femme docile en admiration devant la réussite et la vulgarité soft et clinquante de son patron, objet sexuel désiré en secret et dragué de façon courtoise. Ou encore la prof de lycée : son assassinat final est le symbole d'une éducation des femmes bafouée par un patriarche violent qui refuse ostensiblement qu'on s'immisce dans ses affaires privées afin qu'il puisse maintenir sous son joug toutes les femmes de son clan.  

McKee s'intéresse de fait à la reproduction des rôles sociaux au sein du couple et de la famille. Si les femmes évoluent de leur côté, brimées par la violence physique du mâle dominant, ce dernier entretient son modèle en éduquant comme il se doit son rejeton du même sexe. Le fils Cleek, dépourvu de discernement, voue une véritable admiration pour son père : son aphasie lors de la première séquence (il laisse une jeune fille se faire maltraiter par une bande de gosses à un barbecue et les regarde faire, sans esquisser le moindre signe de compassion ou de révolte) nous en apprend beaucoup sur la formation que son père lui livre. Tournée vers la réussite matérielle, vers la performance à tout crin, elle est aussi vouée à ce qu'il affirme sa domination sur la gente féminine. Ainsi, s'il partage les tâches ménagères des femmes, il n'est pas soumis aux mêmes brimades qu'elles, son père trouvant même de quoi le dédouaner de ses bas instincts. Mieux il l'invite finalement à exprimer librement sa violence à l'égard des femmes en le rendant complice de la "civilisation" de la cannibale et du meurtre de l'enseignante. 

En écartant le prétexte anthropologique, celui-la même qui était au coeur d'un film comme Cannibal Holocaust par exemple, McKee préfère mettre en avant le refoulement de violence d'une société patriarcale qui tente de maintenir sa puissance face à la féminisation croissante observable partout dans les sociétés occidentales. The Woman s'avère être du même coup un brillant film féministe, dont la violence sporadique mais efficace ne fait que renforcer la dénonciation d'une maladive quête de puissance et de domination d'un sexe sur l'autre. La cannibale des bois, The Woman, n'est que le symbole d'une révolte souterraine (enfermée à la cave) qui, après avoir été arrachée à son état de nature et domestiquée par l'homme tel un animal, aspire enfin à son épanouissement. 

mercredi 31 octobre 2012

JJ DOOM - Key to the kuffs

Entre ses coups fumeux et ses coups de génie, ses albums de patron et ses méthodes de voyous, on aurait presque oublié que MF, The Super Villain, est encore capable de grandes choses. On se souvient de son live à la Villette, hip hop sans fioriture efficace, redoutable. On se souvient plus difficilement du dernier grand disque de Doom. Certains ont aimé Born Like This, d'autres comptent les années depuis Madvillain (2004). C'est finalement avec Jneiro Jarel que le type ressort de son silence. Jarel est une sorte de néo Kool Keith de l'underground, multipliant les blazes et les projets, beatmaker, rappeur et trompetiste, signant sous son nom, sous l'appelation Dr Who Dat ou au sein de son projet à l'unique album Shape Of Broad Minds. Association logique et de longue date entre deux artisans du hip hop indépendant, capable de déborder sur le mainstream bon enfant (Radiohead, Gorillaz...) sans se mettre à dos l'audience.
Doom a beau rester un escroc de premier ordre- cette année il a encore envoyé un mec faire un dj set à sa place, encaissant le chêque, grassement gonflé visiblement par des exigences hallucinantes-il reste le MC qui fascine et qu'on s'arrache. Sa voix, dézingué au gravillon de weed qui atteignent sa gorge régulièrement continue de hanter les prods sur lesquelles il pose avec son flow cotonneux, ses intonnations qui empestent la fatigue. Sans surprendre, Dumile fait dans la performance honnête, un peu feignasse, un peu sérieuse, et humanise le son Jarel plus qu'il n'incarne l'album. C'est surtout ce dernier qui étonne. Jamais convaincu par ses solos (chiant), j'avais bien croché sur le Shape sans être totalement conquis pour autant. Saturé par la clique Brainfeeder, JJ s'éloigne de ce hip hop brillant et riche enrobé de nappes psychédéliques (demeurant tout de même ici et là, comme sur l'instru venant se placer en fin d'album). Il laisse l'exercice à d'autres, se concentrant sur un beatmaking plus franc dans ses intentions mais tout aussi riche en samples brumeux, en construction de couches sur couches. Jarel brasse ainsi large, en allant aussi bien piocher dans un dirty south spatiale ("Wash your hand") que dans un lovers rock génialement inattendu ("bout the shoes"). Basses poisseuses et beats corsés menent le duo, qui se permet même de faire venir la chouineuse de Portishead pour en faire un fantôme geignard qui ne fatigue pas -exploit. Sans être un album totalement inoubliable (laissons lui le temps), JJ DOOM est une collaboration sincère et efficace, qui tend à prouver que Doom reste d'une certaine pertinence artistique lorsqu'il se décroche de son sampler.

dimanche 28 octobre 2012

God Bless America de Bob Goldthwait

En attendant décembre, mois qui verra sortir Ernest et Célestine, Un jour de chance d'Alex de la Iglesia, le remake de Maniac ou encore le dernier film de Ben Wheatley, tous présentés à l'Etrange Festival, penchons nous sur God Bless America, présenté comme une petite bombe venue secouer la bien puritaine Amérique ! 

Le quatrième film de Bobcat Goldthwait narre la morne existence de Frank qui subit de toute part des vagues de médiocrité de plus en plus insupportables. Ses voisins sont des ploucs sans vergogne qui lui mènent la vie dure, ses collègues ne jurent que par les émissions de téléréalité, sa fille est une petite peste, la télé et la radio semblent se lier contre lui pour l'abrutir avec des émissions débilitantes. Bref, alors qu'il vient de se faire licencier et qu'il apprend qu'il a un cancer, Frank décide de donner un nouveau sens à sa vie : il va faire le ménage dans ce monde de bêtise. Il est rejoint par une jeune lycéenne, Roxy, avec qui il va sillonner les Etats-Unis, un flingue à la main. 

Aux vues des chiffres confidentiels du film sur le territoire américain (moins de 123 000$ de recettes), on pouvait imaginer deux choses : soit que le film était effectivement le brûlot qu'il voudrait être, enragé et borderline, soit qu'il était un four. Sa courte distribution (15 salles au maximum), ne l'a pas aidé à s'extirper d'un marché qui laisse peu de place à la dissidence. Il faut dire aussi que Goldthwait n'est pas vraiment un génie... Il est quand même connu pour avoir foiré une comédie à la con avec Robin Williams (genre et acteur rois aux USA), The World's Greatest Dad, qui aura rapporté moins de 300 000$ en 2009, chose qui n'était pas arrivé à l'acteur depuis un obscur film réalisé par David Duchovny en 2005. Bref, faute d'avoir un réalisateur de talent et bankable encore eut-il fallu aussi que God Bless America soit véritablement dissident... 

La première partie du film fait un tableau au vitriole de l'état de l'Amérique contemporaine. L'exercice se borne très vite à cela, un pastiche cynique et bientôt nihiliste de la téléréalité, de la disparition de l'autorité chère à Arendt, du choc des générations et des couches sociales. Un homme, seul contre la bêtise de tous, l'avidité de chacun. Un homme seul avec ses lambeaux de culture et son refus de la déchéance. Il broie du noir, et nous avec. Goldthwait se fait apôtre décliniste et présente dans un fatras fun, la chute de l'Occident dans toutes ses largesses. Le film est parfois juste, mais tire avec force sur des évidences. Ainsi, au lieu de s'attaquer aux mécanismes de la télévision-spectacle, Goldthwait descend ses conséquences, l'envie d'être vu, l'existence par l'image, la notoriété dépourvue de remarquable. C'est facile, parfois efficace, rarement futé. 

Outre ses facilités, le film pêche dans la théorie même. Car derrière sa bannière sur laquelle serait inscrit "J'en ai ma claque de toute votre merde, rebellons-nous et changeons les choses !" se cache un vulgaire mouchoir couvert de morve. Rien de révolutionnaire ici, sauf d'un point de vu copernicien. Le personnage de Frank, décliniste révolté fonde son insurrection sur des images d’Épinal : il est persuadé que l'Amérique d'autrefois avait des valeurs et que celles-ci se sont perdues en chemin. Pas de remise en cause du système, pas d'envie de changement profond, juste un adipeux sentiment de nostalgie que ne renierait pas Eric Zemmour, celui de l'incompréhensible "c'était mieux avant". Toute cette boucherie donc pour en revenir à un état soit disant préexistant mais en réalité bien imaginaire dans lequel on se dit qu'on vivait mieux, que les gens avaient plus de morale, avaient plus d'esprit, de culture... Fichtre, tous ces clins d'oeil surfaits à Bonnie & Clyde, toute cette vitreuse distanciation avec Juno, toute cette vieille tension pédophile, toutes ces justifications dont le film n'arrive pas à se défaire, pour ça... Et bah... 

jeudi 18 octobre 2012

SPECTRE - The True & Living

On avait cru Wordsound en meilleur santé, après une année 2009 qui semblait remettre le label sur les rails, en proposant plusieurs sorties physiques, et quelques publications digitales. Skiz avait la foi, produisait deux albums (Internal Dynasty puis Death Before Dying), collaborait sur un long avec Sensational, tournait avec son posse (Kouhei, Sensational, Mentol Nomad). Seulement, une fois qu'on recevait ledit album avec Sensational, on comprenait: un quasi CDr et une pochette mal découpée à la main, on était en plein dans la distribution mano a mano - on sait que (ex)Torture sort désormais ces albums dans ce même format, des CDr vendus en concert avec des pochettes photocopiés chez un pote avant de se barrer en tournée. Le label semble être retourné dans son mutisme, et Skiz Fernando (le patron et monsieur Spectre, pour ceux qui suivent pas) trouve visiblement plus d'intérêt dans ses projets culinaires (cf. son site Rice & Curry). 2012 : Wordsound devrait se remettre clairement sur son créneau guerilla de la basse qui était très présent dans les années 90. Fernando semble avoir eu quelques difficultés à rassembler l'oseille nécessaire au pressage de son album puisqu'obligé de passer par kickstarter pour trouver les fonds, et ne le sort qu'à 250 copies, autant dire le genre de truc qui disparait complètement des radars de vente en 17 secondes quand c'est signé Burial ou Melvins. Triste époque. Wordsound est redevenu un label totalement indépendant et marginale, ses sorties sont désormais d'une discrétion médiatique spectaculaire. Si le label a été synonyme de créations, d'originalité avec son mélange de hip hop sombre et de dub venimeux, il est regrettable de voir qu'il ne soulève que peu d'intérêt, alors que de toute évidence, il se trouve au racine de genres populaires aujourd'hui. De la clique Hyperdub à Odd Future, nombreux sont ceux qui aujourd'hui font du Wordsound - probablement sans le savoir.

Skiz Fernando est devenu extrêmement appliqué dans sa méthode et dans sa confection musicale. Il admettait lui-même faire preuve d'un certain amateurisme sur ses premiers albums. Mais depuis Internal Dynasty ses productions sont sérieuses et solides. Mais elles ont aussi perdu un peu de leur audace et les climats sont moins brumeux que jadis. Spectre n'est toujours pas, cependant, un beatmaker de musique festive ou même accessible. Sa guerre audio reste sombre, pesante, malgré la propreté du boulot. L'esprit gothique crade d'origine se caractérise désormais bien plus par l'omniprésence de samples de films, de cordes et de musiques orientales, complètement transformés par des beats lourds. Nous ne sommes ni sur le terrain des syncopes glissantes, mais bien sur le rythme appuyé du hip hop, lourd, martelant, ni sur l'obsession distordu de Muslimgauze. Sur "My Rifle" on retrouve un court instant l'esprit des toutes premières production du Ill Saint, au clavier hésitant et au beat rigide; le morceau n'est pas de ce dernier, mais de son jeune neveu, disparu, à qui l'album est dédié. Skiz convie aussi son pote Bobb sur Triumph, toujours impeccable quand il faut hanté les beats de son compère, mais également Killah Priest, ex jeune espoir du Wu Tang Clan pour offrir quelques voix à sa production. Spectre semble signer ici aussi l'inverse de son précédent album: c'était le cas de Death Before Dying, uniquement chanté sur 2 morceaux par la même artiste, qui se posait comme l'anti Internal Dynasty, riche en collaboration. The True & Living reste cependant dans une logique très similaire à son prédécesseur, à savoir un album court, ramassé, qui ne s'égare pas en longueur. Cela a pu être reproché à Fernando (jusqu'à Psychic War) mais désormais il manie avec aisance les voyages mystiques (cf. le premier Slotek) et une certaine cadence, une dynamique bienvenue.

mardi 9 octobre 2012

Dredd de Pete Travis

Il était plus que temps de revenir sur la dix-huitième édition de l'Etrange Festival qui s'est déroulée au début du mois dernier au Forum des Images à Paris. Une nouvelle fois Frédéric Temps et toute son équipe se sont pliés en quatre pour nous offrir quelques surprises mais surtout un panorama de ce qui se fait à travers le monde en matière de cinéma de genre. Des déceptions bien sûr, j'aurai l'occasion de revenir sur certaines d'entre elles plus tard, des réussites, des "pépites" et des incongruités comme seul l'Etrange est capable de nous en offrir. Pour débuter cette petite rétrospective de ce qu'il y avait à voir (ou pas) cette année, je ne pouvais passer à côté du film de clôture, le peu engageant remake de Judge Dredd, symptomatiquement rebaptisé Dredd et porté par Karl Urban. 

J'ai vu ce remake vierge de toute velléité nostalgique, n'ayant pas vu l'original habité par Stallone et réalisé par Danny Cannon en 1995 et ignorant tout de la bande dessinée. Je n'avais donc pas d'appréhension particulière, si ce n'est celle suscitée par la bande annonce qui mettait en avant les effets de la drogue Slo-Mo avec des ralentis hérités des Wachowski et une image scintillante ultra léchée mais loin d'être sympathique à l'oeil. Que vaut donc ce remake, indépendamment mais aussi en comparaison avec son prédécesseur ? Le film est, à plus d'un titre, assez révélateur de la tournure ultra-réaliste qui s'est opérée dans une partie des blockbusters récents mais aussi d'un manque criant de recul par rapport à l'idéologie exposée dans le papier dont il s'inspire. 

J'ai depuis visionné le premier Judge Dredd. Cet original est étrangement un produit des années 90. On sent pourtant dans son esthétique une très forte influence de ce qui a fait les années 80. Cette omniprésence de jaune dans les paysages rappelle le Dune de Lynch, les armatures des soldats celle du Robocop de Verhoven. Bref, on pourrait citer également Terminator ou Blad Runner, voire Star Wars, notamment pour la séquence d'ouverture où le vaisseau arrive dans la Mégalopole. Judge Dredd convoque cet esprit qui mélange bricolage, imagerie baroque et théâtrale, grandes bâtisses et gros efforts pour transformer les fantasmes futuristes en architecture post-stalinienne. Dredd n'a pas grand chose du film de science fiction tant son esthétique s'inspire du monde contemporain. Images carrées, comme la ville de Mega City One d'ailleurs, imposante forteresse quadrillée et géométrique d'où sortent d'immenses tours d'habitation, des "phalanstères" (dont Wagner et Ezquerra ignoraient visiblement la signification fouriériste...). A part ces détails architecturaux gigantesques, le reste de la ville rappelle toutes les métropoles un peu chaude, humide et en décomposition sociale de notre globe actuel. Dredd, comme son nom l'indique, fait dans le minimalisme. Il ne s'agit pas d'imaginer une cité futuriste détachée du temps et de l'espace, mais bien d'imaginer notre futur dans des conditions extrêmes. En cela, la démarche du film (et je dis bien la démarche seulement) s'approche de celle du District 9 de Neil Blomkamp : là où le sud-africain imagine la réaction ségrégative des êtres humains face à l'arrivée d'une espèce extraterrestre qu'ils ne souhaitent pas intégrer, reproduisant ainsi un nouvel apartheid, le film de Pete Travis imagine notre monde renonçant à exercer la séparation des pouvoirs, empêtré dans des crises sociales sans retour et décidé à se débarrasser des mafias qui ont pullulé sur les cadavres de l'Etat déchu.

Un homme donc, le juge Dredd, incarné par le peu sémillant Karl Urban, dont on ne voit jamais le visage (augmentant l'idée d'une justice sans visage, froide, robotique et respectant ainsi les choix de la BD), répand la loi à grand renfort de turbo-cartouches perforantes et autres inventions militaires désarmantes. A côté de lui, le Judge Stallone passerait presque pour une Bridget Jones pleurnicharde. Dialogues ciselés, automatiques, froids et minimalistes, cette réduction drastique est carrément salvatrice dans un monde où les blockbusters aiment à surcharger leurs héros d'une conscience morale et d'un verbiage navrant. Le Judge Urban est impassible, il parle peu, mais son flow est efficace et va droit au but. C'est appréciable. D'ailleurs, le film est relativement appréciable. L'action est enlevée, quoi que répétitive, mais Pete Travis déploie avec maestria son sens du spectaculaire et sa maîtrise de l'espace. Dredd est à coup sûr un de ces bons films fascistes à qui il est difficile de dire non alors qu'on sait bien qu'ils sont dégoûtants.

La philosophie de Dredd se résume dans la description qu'il fait de la figure des Judge : "They were the police, jury and executioner all in one". Les pouvoirs judiciaires, policiers et exécutifs sont ainsi concentrés en un seul et même être surpuissant, dont le statut le protège d'absolument tout. Il n'existe pas, du moins le film n'en propose pas un qui soit légal, de contre-pouvoir. Exit le tribunal des Judge qui permettait de contrôler les agissements des militaires justiciers dans le film original. Ici plus rien ne contrôle les Judge si ce ne sont d'autres Judge. Exit aussi le contre-pouvoir populaire : dans Judge Dredd, un journaliste mène une enquête visant à dénoncer les dérives totalitaires d'un tel personnage, des manifestants hurlent leur haine au pouvoir despotique. Ici rien. Le Judge a deux adversaires: la mafia et ses propres collègues corrompus par celle-ci.

Les deux films ne retirent pas la même substance du comic d'origine. Judge Dredd est un anachronisme. Dans une période de détente internationale relative (fin de la Guerre Froide depuis plus de cinq ans, gouvernement démocrate, diminution des dépenses en armement...), le film de Cannon surfe sur un éventuel réveil fasciste, sur les peurs de la manifestation de rue, de la bombe atomique ou bien du clonage. Autant de thématiques qui se justifiaient dans les années 70 dans une Angleterre en proie à une grave crise sociale, dans laquelle une certaine Margaret Thatcher faisait ses premiers pas en tant que ministre de l'éducation et des sciences (1970-1974) et dans un monde pris dans l'étau nucléaire... Moins dans un film des années 90, sauf pour le clonage (Dolly est clonée l'année suivante, en 1996). L'intrigue est basée sur la rivalité entre Dredd et son frère/clone Rico, le côté obscur du justicier, et sur la solitude du personnage de Stallone. Toutefois, le film de Cannon garde une distance assez forte avec l'idée de toute puissance du Judge, ne valorisant que peu l'idéologie fasciste critiquée dans la BD.

La nouvelle version de Dredd n'a aucun recul vis à vis de cela et semble prendre le propos des dessins au premier degré. Souci d'épure minimaliste, la réflexion politique est ici complètement nulle et la violence hyper-valorisée. Non seulement elle est la réponse implacable mais elle est aussi, par l'abondance de gadgets, par l'invincibilité du Judge, par cette constante association idéelle au jeu vidéo, un objet de désir et d'amusement. La comparse de Karl Urban dans le film, Olivia Thirlby, est d'une confondante complaisance. Censée apporter un contre-poids humain à la froideur expéditive de Dredd, elle n'en fait quasiment rien et, pis, sombre à son tour dans l'explosion de violence, assurant ainsi la victoire fasciste sur sa naïveté humaniste. Son détournement de la fonction de Judge, au final, n'apparaît qu'être un leurre qui appellerait une suite (suite qu'il ne devrait pas y avoir étant donné les résultats catastrophiques du film au BO américain).

De fait Dredd est certainement plus proche de l'esprit du comic anglais mais passe complètement à côté de sa réflexion politique sur l'univers carcéral, sur la répression, la collusion des pouvoirs et le fascisme. Son ultraviolence semble être un rempart à toute réflexion, la déliquescence extrême de la société une justification ultime à son utilisation. Comme bien souvent les adaptations qui ont refusé d'épouser (ou du moins de mettre en avant) le contexte de production et la réflexion politique de l'oeuvre originale se sont cassées la gueule, Dredd passe à côté de son sujet, glorifiant la virilité démesurée de son justicier-canonnier. C'est honteusement fun, horriblement bien fait, dangereusement efficace... Le film n'a pour l'instant aucune date de sortie en France. 

vendredi 5 octobre 2012

The Secret de Pascal Laugier

On ne sait trop quoi penser du cinéma de Pascal Laugier si ce n'est qu'il est inextricablement imparfait, incomplet et pourtant, du moins jusqu'ici, stimulant. The Secret, première aventure hors des frontières nationales (à savoir qu'il s'agit d'une production canadienne et non hollywoodienne comme bon nombre de média aiment à le prétendre...) devait marquer une étape nouvelle dans sa filmographie, lui permettre de passer un cap avec un film ô combien ambitieux et à la bande annonce plutôt prometteuse. 

The Secret raconte un village qui se meurt, Cold Rock, un village délaissé par le monde, délaissé par l'industrie vieillissante et qui perd ses enfants par dizaines. Les enfants disparaissent. Un mystérieux homme surnommé The Tall Man les enlève à leurs parents. Pour qu'on ne les revoit plus jamais. Julia, infirmière qui tient le dispensaire de la ville, ne croit pas à cette légende, jusqu'à ce que ce fameux Tall Man fasse irruption chez elle un soir et enlève son fils. Elle se lance alors à sa poursuite...

La bande annonce, aussi intéressante qu'elle soit (et elle l'était), annonçait avec prétention le principe du film et son fonctionnement sémantique : en annonçant que ce teaser était basé uniquement sur le début du film, Laugier nous signifie que la première partie sera suivie d'un basculement irrémédiable qui remettra en cause l'intégralité des certitudes du spectateur sur ce qui s'est passé. La première des problématiques à laquelle se confronte très rapidement le film de Laugier est justement dans ce twist central : ce que l'on a cru n'était pas vrai. Soit... Mais une fois la bande annonce déconstruire, la seule chose que l'on a en tête c'est : et alors ? A ce twist drôlement placé y succèdent un autre, puis encore un, puis encore... Sans que l'on ne voit clairement comment cette structure accumulatrice puisse servir le sens du récit. La rythmique est lourde, les accords malhabiles. La musique se fait tapageuse et on se met étrangement à repenser au début du film.

A son générique plus précisément. Succession de plans aériens sur des paysages montagnards, des plateaux, des forêts traversées de routes sinueuses, des maisons identiques, banlieusardes. Des interstices de ces pleins, jaillissent dans un rouge vif et criard les noms des différents intervenants. Quand on y pense, on a rarement vu générique aussi laid. Et déjà une drôle d'appréhension nous envahissait. Celle du ratage en règle... Car par delà l'erreur scénaristique imposée par ces twists à répétition dont on finit par pressentir la nature de chacun jusqu'à l'épuisement de toute notre panoplie de bâillements, c'est bien le fond de l'ouvrage qui devient de plus en plus rance. Et c'est à partir de là que ceux qui n'ont pas vu le film s'arrêtent.

Il y a une caractéristique récurrente dans le cinéma de Laugier qui n'est pas sans poser quelques questions. Ses trois longs métrages sont heurtés par une sorte de paranoïa profonde, par l'immensité des complots qui se trament autour de nous, autour des plus faibles. Dans Saint Ange, des expériences étaient menées sur des enfants dans les caves et derrière les murs du pensionnat. Dans Martyrs, une sordide organisation mondiale séquestrait des femmes pour les mener jusqu'à une mort extatique. Dans The Secret, le complot prend une tournure plus sociale, d'une bêtise et d'une naïveté confondantes. Les riches des villes enlèvent leurs enfants aux pauvres campagnards pour les protéger de la déchéance sociale de leurs parents. Pour Laugier, les pauvres ne sont pas capables d'élever leurs enfants. Ils sont sans emploi, ils sont alcooliques, violents... L'air de la liberté se trouve dans les grandes cités urbaines où la culture est à portée de main, où des gens aisés et bien intentionnés sauront, eux, prendre soin de ces pauvres petits anges mal nés... Le réalisateur semble ressusciter l'adage médiéval "L'air de la ville rend libre", réactivant au passage l'acculé clivage entre ville et campagne...

Lecture simpliste, déviance complotiste, propos terriblement dangereux ? On en vient à imaginer que Laugier n'a pas voulu dire ça, mais bien son contraire. Personne n'aide les pauvres à s'en sortir. Cette communauté de chômeurs, abandonnée de tous au milieu des Rocheuses, sans service public, doté d'une police vieillissante et désenchantée est en réalité une incarnation de ces classes populaires qu'on oublie et qu'on accuse, après les avoir dépouillées, d'être responsables de leur propre déclassement social. Une fois le constat fait de leur incurie, il ne reste à ceux qui leur ont tout enlevé qu'une dernière chose à leur ôter : leurs enfants. C'est ce qu'on croit comprendre dans le long monologue final de Jodelle Ferland où celle-ci se demande si elle a bien fait de quitter sa vraie famille. Là encore, le message est naïf, et au vu de l'interminable démonstration de lenteur faite par le réalisateur, on aurait souhaité qu'il aille bien plus loin.

The Secret s'avère donc être une terrible déception, dont on regrettera longtemps que les ambiances travaillées, les rares plans séquences bluffants (celui où Julia est sortie de la maison par la police et traverse la foule jusqu'à la voiture) et la prestation convaincante de Jessica Biel n'ait pas été servis par un scénario à la hauteur...

mercredi 3 octobre 2012

SWANS - The Seer

10 ans à jouer de la guitare acoustique dans Angels of Light, on ne pensait pas qu'une fois de retour dans son gang d'origine Michael Gira serait aussi prolifique. Après un premier album sympathique mais pas indispensable, Mike et sa bande ressortent déjà une suite. Ceux qui ont vu les Swans sur scène savent à quoi s'en tenir: Gira et ses potes ne sont pas là pour se marrer, ni pour faire les troubadours quinquas en dernière tournée mode nostalgique. Non, les mecs sont là pour te souiller, avec une classe apparente mais qui disparaît bien vite quand les amplis rentrent en fusion. Qui a déjà croisé le regard traumatisant de Norman Westberg comprendra - les yeux de reptiles du bonhomme en auront tétanisé quelques uns, quant il affichait une sérénité quasi suspecte, les bras croisés attendant que sa partition le sollicite. Une musique de véritables truands (le prix du disque est un premier indice), celle qui à chaque plan tentera de te plier les deux genoux dans le mauvais sens, produite par des types en chemise et en stetson. Visuellement, les mecs ont déjà misé sur un truc étrange, une sorte de chat à la dentition humaine, dont le blair sort de nulle part, montrant fièrement son anus de l'autre côté. Les cygnes t'emmerdent. Musicalement, probablement pour offrir ce qui se rapprocherait le plus de ses prestations, le groupe a choisi un moyen singulier: l'usure de son auditoire. Après un retour relativement classique, Gira et ses potes ont décidé de publier un album qui vous laminera par sa densité excessive et ses morceaux d'une longueur redoutable. On prend son temps, peut-être même un peu trop. Entre ses attaques fougueuses de free noise, ses aplats americana et ses longs développements psychédéliques, c'est souvent entre le quart d'heure et la demi heure que les mecs semblent s'épanouir, aussi bien dans l'exercice de la surenchère que dans la création d'espace, via ses passages à vide, hypnotiques, où les guitares semblent seules. Et pour un album boursouflé par sa longueur, quoi de mieux que d'inviter la moitié de la planète à jouer dessus ? Akron Family, Karen O (je dois concéder que même si je n'aime Yeah Yeah Yeahs, les morceaux sur lesquels cette jeune femme vient brailler sont toujours des réussites -cf. Millenium), Ben Frost (où ?), Low, Bill Rieflin et même Jarboe, créditée quelque part mais quasi-inaudible, c'est tout l'univers Swans/Young Gods étendu qui se bouscule sur la production des patrons. Alors boursouflé certes, mais soigné et passionnant. Bien que long, on termine The Seer avec l'impression d'avoir ingéré du bon Swans, celui de Children of God, celui de Great Annihilator, bref, celui qui est en forme, et qui s'avère efficace et prolixe.