vendredi 4 avril 2014

La Crème de la crème de Kim Chapiron


Au sortir de La Crème de la crème, on peut se demander ce qui meut véritablement le cinéma de Kim Chapiron. On reconnaîtra à son cinéma d'être traversé de bonnes intentions, bien souvent galvaudées par une absence de perspective globale. Sheitan par exemple. De prime abord, Chapiron semble vouloir renverser un rapport de force : celui établi entre français issus de l'immigration et français dits "de souche". Ses personnages principaux, enfants d'immigrés, banlieusards dont les hexis et les habitus laissent transparaître leur appartenance à des franges culturelles minoritaires et dépréciées mais aussi leur relégation sociale, sont propulsés hors de leur territoire. Leurs codes et leurs modes de représentation sont alors remis en cause par la confrontation directe et violente avec une France rurale qui leur est étrangère (renversement du rapport : ce ne sont plus eux les étrangers, mais ce sont bien ces "souchiens" pour reprendre le terme de Houria Bouteldja). Seulement, pas avare de schématisme, Chapiron heurtait cette jeunesse doublement délocalisée (déracinement culturel, d'abord, et déracinement géographique puisqu'ils sont envoyés hors du ghetto où ils sont habituellement enfermés - Chapiron aurait-il lu les travaux de l'école de Chicago ?) à une meute triviale, aliénée, consanguine et débilitante, métaphore peu subtile d'une France profonde post-2002 qui refuse la mixité, vit dans le mysticisme et engendre des monstres. En cela, Sheitan était tout aussi manichéen que le(s) Frontière(s) de Xavier Gens, qui entretenait les mêmes fantasmes et la même opposition symbolique entre gens de la ville et gens de la campagne, entre ouverture multiculturelle et renfermement eugéniste. 

Le sociologue Chapiron a cette fois dû se tourner vers les succès de librairie des Pinçon-Charlot, grands spécialistes des riches et de leurs modes de vie, et a choisi de plonger dans l'univers des grandes-écoles parisiennes. Kelliah, Louis et Dan sont trois étudiants de l'une des plus grandes écoles de commerce. Ils vont monter un réseau de prostitution plutôt luxueux au sein de celle-ci en déclinant les préceptes économiques de l'offre et de la demande, ceux-la mêmes qu'on leur enseigne dans l'établissement.

Le pitch est ouvertement provocateur et aurait pu servir de base intéressante à une analyse profonde et systémique des logiques économiques qui régissent globalement le monde dans lequel nous vivons. Mais la déclinaison qu'en fait Chapiron à une échelle microéconomique est horriblement scolaire et ferait presque mourir d'ennui un étudiant de terminale ES... Grossièrement, Chapiron travaille plus sur les modèles de reproduction que sur le modèle économique, et il se place à deux échelles, la reproduction sociale à l'intérieur de l'établissement, et la reproduction économique simpliste, orientée autour des rapports de domination de classe et de genre. 

Qui sont nos trois protagonistes ? On se croirait revenu à la Révolution française... Louis, c'est l'aristocrate, le "fils de", héritier d'un domaine, Versaillais de naissance comme de principes, arrogant, discourtois, misogyne, élégant. Dan, c'est le bourgeois, le fils de nouveau riche ou plutôt du "riche" qui a mérité de l'être parce qu'il a gagné sa situation (son père va recevoir la Légion d'honneur et il hésite à la prendre). Il est très porté sur le blé, il connaît les rouages de l'économie comme personne. Il n'a pas la prestance ni la légitimité de Louis mais il cherche à faire ses preuves. Kelliah, c'est l'intruse, l'énigme. La fille de prolo arrivée là parce que la République égalitaire et méritocratique récompense quelques pauvres pour avoir bien copié les valeurs des puissants et pour éviter que le système de reproduction sociale en place ne paraisse inique auprès de ceux qui sont en bas de l'échelle (et qui y resteront toute leur vie).  

Au sein de son microcosme d'école, Chapiron redessine les divisions de classes et la reproduction des barrières sociales : Kelliah est une première année. Autant dire que, malgré son Master d'économie (!!), elle ignore tout du fonctionnement du monde. Toutefois, elle est habitée de cette étrange mélancolie nihiliste du pauvre, ce jemenfoutisme qui la transforme en louve, en rapace plus rapace encore que les maîtres à qui elle se lie. Dan est complexé par son illégitimité : aux yeux des aristocrates comme Louis, tous beaux et tous membres de clubs où ils peuvent baiser comme bon leur semble, Dan est un parvenu, un "prolétaire qui a réussi". Son physique ingrat, matérialise sa relégation dans les sous-couches de la hiérarchie : il est un dominé parmi les dominants et doit faire ses preuves. Louis quant à lui, détient déjà toutes les clefs du système. Il est né avec tous les capitaux bourdieusiens entre les dents. 

Et on voit bien ce qui va lier ces trois lascars : la croyance du pauvre qu'en se faisant passer pour plus vorace que le maître, il va réussir à en déjouer le système (alors qu'elle coulera, comme les autres, et certainement plus bas encore) ; l'avidité du parvenu et son envie irrémédiable de surmonter son complexe d'infériorité (baiser, baiser, baiser, baiser) en faisant montre d'un talent de gestion, de marchand, d'économiste hors paire ; l'opportunisme du "déjà riche", voyant là une chance (une de plus) d'être encore plus riche qu'il ne l'est déjà. Alors ces trois-là montent leur affaire et vont monnayer les charmes de jeunes femmes.

Soyons fun, soyons des escort girls. Le propos est trouble autour de la question soulevée ici. Ces trois jeunes gens vont aller chercher de jolies filles dans des situations difficiles ou quelconques (l'une vend des parfums, l'autre distribue des journaux, une autre encore remplit des rayons de Supermarché...) et leur proposer de dépasser leur complexe de classe : mesdemoiselles, vous êtes belles et votre beauté à une valeur marchande, tout comme votre sexe et ce que vous êtes capables d'en faire. Chapiron met en exergue l'absence effarante de sentiments dans cette démarche : tout se monnaie, tout est économiquement viable. Pire, notre trio semble ignorer la possibilité de l'émergence du sentiment amoureux. Plus encore, lorsqu'il surgit, il pense pouvoir le monnayer à son tour. L'échec est sublime, d'autant plus sublime que l'amour est là mais qu'ils sont incapables de le toucher. Car incapable de l'appréhender et d'en comprendre les implications. L'amour, c'est une "frayeur" comme ils disent. 

Terrifiant. Ces jeunes riches de Chapiron vivent dans une pornocratie globalisée qu'ils entretiennent avec un mépris fun et engageant. Ils ne font pas que reproduire leurs caractéristiques de classe, ils les déploient encore et encore jusqu'au sabordement, ignorant toute mise en garde, se repaissant de leur toute puissance, un peu comme des traiders de Wall Street d'avant crise (c'était quand déjà ?). Seulement, comme dans le monde de la finance, leur petit jeu va s'effondrer et la sanction sera sans appel. Et Chapiron, dans un élan surprenant de romantisme ou de lucidité, je ne sais pas, fait rejaillir clairement le seul acte positif et expiatoire au moment de leur mise à mort : un langoureux baiser entre Kelliah et Louis, qui lie à la fois les classes et fait la nique aux juges. 

Espoir ou dernier bras d'honneur ? C'est un peu une sacralisation stupéfiante d'un "no futur" faussement punk qui semble en réalité vous dire : "peu importe que nous soyons punis, nous recommencerons car nous sommes unis". Mais recommencer à faire quoi ? A niquer le système ? Non, pas du tout. A l'amplifier, à le reproduire mais en pire, à le défigurer encore et encore pour qu'il explose toujours plus fort. Toute la fumisterie du film de Chapiron tient en une phrase tenue lors de la présentation du film : ceci n'est pas un pamphlet contre les écoles de commerce. Ah bon ? Mais alors, qu'est-ce que t'as voulu raconter copain, que les jeunes fils à papa se branlaient aussi sur Chatroulette et qu'ils écoutaient aussi Justice ou The Shoes ? Qu'ils étaient tellement précoces qu'ils montaient déjà des réseaux de prostitution à l'école et qu'ils en avaient rien à foutre de se faire gronder par le dirlo ? Les garnements... Chapiron refuse simplement d'avoir un point de vue politique sur ce qu'il présente. Absence de vision, absence de perspective, encore une fois : la dimension politique de ce qui aurait pu être un film démonstratif, certes, mais ravageur, est sacrifiée sur l'orée du "fun à tout prix", des bons mots, des cocasseries. Alors pourquoi tu fais des films ? Pour faire réfléchir les gens ? Mais à quoi, si toi même tu refuses de prendre position et de défendre ce qu'il y a dans ton film ? Il n'y a rien de pire, lors d'une présentation, qu'un cinéaste qui n'a rien à dire sur ce qu'il a fait. Peut-être parce qu'il n'a pas réfléchi à ce qu'il faisait. Chapiron s'est voulu Fincher, il s'est fait Costa-Gavras : son Social Network ressemble au Capital,  sa crème à du beurre. 

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