La fin du monde approche... Dans moins de deux semaines tout va foutre le camp et notre espèce de cinglés disparaîtra dans un souffle. Enfin, à ce qu'il parait. Alors il y en a qui prennent des précautions. Ils se construisent une casemate, font des provisions, préparent leurs enfants à une vie post-atomique. Afin de palier à certains manques, je prends aussi les devants.
D'aucuns disent qu'il y a des films à voir avant de mourir. Philosophy of a Knife, d'après quelques amis amateurs de sensations fortes, est de ceux-là. Il faut dire que le film d'Iskanov est précédé d'une solide réputation. Censuré dans de nombreux pays, il a défrayé la chronique au festival de Stiges et s'est mis à dos les nationalistes japonais les plus extrêmes... Vous savez, ceux qui disent que l'armée japonaise n'a jamais commis de massacres à Nankin, qu'elle n'a jamais torturé qui que ce soit en Mandchourie et que la fameuse Unité 731 est un fantasme...
Les activités scientifiques de l'Unité 731 sont justement au centre du film d'Iskanov. En pas moins de 4h30, le cinéaste russe dit évoquer, d'un point de vue artistique, l'histoire de cette unité mais aussi de la rivalité russo-japonaise, l'expansion impérialiste avant 1945 et la suite donnée aux agissements de l'U731 après la guerre. Son propos est double : la première partie du film est consacrée à une évocation historique des relations nippo-russe et à l'installation de cette unité en Mandchourie, sous la direction du lieutenant-général Shiro Ishii, responsable des recherches bactériologiques pour l'armée japonaise. En 1932, Ishii s'installe à Harbin pour y mener, avec l'accord du gouvernement japonais, des expérimentations bactériologiques à grande échelle sur des êtres humains. La ville étant trop cosmopolite, il s'installe dans le village de Beiyinhe et y fait construire un gigantesque bunker afin de mener ses expériences sur les prisonniers de guerre, puis sur des prisonniers tout court. Suite à une révolte, il déménage une nouvelle fois en 1934 dans un complexe militaro-scientifique flambant neuf à Pingfang. Le monsieur se retrouve alors à la tête d'une armée de plus d'un millier de chercheurs qui testent des maladies, des armes et des techniques de torture sur des cobayes humains.
La quasi-totalité du film est par la suite consacrée à la reconstitution de ces expériences sordides, à grand renfort d'effets chocs. Quelques passages restent consacrés à la dimension documentaire et permettent de souffler un peu, au milieu de la surenchère gore à laquelle s'adonne Iskanov. Le film s'achève normalement sur ce qu’advinrent les responsables du camp une fois la Seconde Guerre Mondiale terminée, l'accord secret avec les américains, la passage sous silence sur l'archipel nippon et dans le monde médical.
Le sujet valait bien un film, même plusieurs. Je doute toutefois que la démarche d'Iskanov soit la meilleure... Elle est en tout cas radicale, il faut bien le reconnaître, mais d'une faiblesse didactique et même artistique assez dommageable. Sur la totalité du film, 1h30 (à la louche) doit être consacrée à l'évocation documentaire. Iskanov utilise des images d'archives afin d'étayer un propos pertinent et nécessaire afin d'établir une mémoire dissimulée au moins jusqu'aux années 1970 (donc après la mort de Ishii, en 1959). Il y a donc 3h de torture... Trois heures qui ne sont absolument pas tournées vers une évocation historique ou vers quoi que ce soit d'artistique mais bien vers une simple accumulation d'horreur, une volonté d'amalgamer toutes les atrocités possibles afin de produire un effet de rejet compassionnel auprès du spectateur. Je trouve cette démarche profondément dégoûtante... Par que je sois contre le gore, loin de là, mais encore faut-il savoir ce qu'il sert ? Ainsi, on s'interroge sur les acteurs. Pourquoi n'avoir utilisé que des acteurs russes pour jouer les cobayes, alors qu'ils n'ont représenté qu'une minorité de ceux-ci ? On guette le travers nationaliste, l'exacerbation des antagonismes...
D'un point de vue purement esthétique, l'accumulation est ici particulièrement contre productive. Elle n'accroît pas l'empathie du spectateur qui, au contraire, se découvre une lassitude profonde. Et c'est peut-être là que le film échoue vraiment. Au lieu de provoquer de la terreur et de l'indignation, il crée une simple accoutumance à l'horreur, à l'atroce, à l’innommable. L'enchaînement des séquences de torture agace, on finit par soupirer, par se demander comment l'auteur va bien pouvoir faire pire, à la fois dans la mise en scène, très inégale, et dans l'horreur. En 4h30, Iskanov a le temps de se perdre en chemin. On a ainsi le droit à une pseudo bluette assez effarante entre un geôlier et une cobaye, façon syndrome de Stockholm sur fond de métal gothique pour midinette...
Autre interrogation, le rôle, le poids et même l'identité de l'unique témoin... On ne sait jamais qui il est, pourquoi on l'interroge lui, pourquoi les sources n'ont pas été recoupées avec d'autres témoignages... Ses interventions sont tour à tour d'une rare pertinence et d'une rare inutilité... Sa très longue intervention finale, montée avec deux plans mal cadrés, assomme définitivement le spectateur.
Reconnaissons tout de même une riche idée d'Iskanov : les trois insertions d'un projecteur, sur lequel défile des images de film. Anecdotiques au premier abord, ils nous rappellent que les séquences de torture sont de l'ordre du cinéma, de la reconstitution fantasmée, de l'imaginaire déviant d'un "artiste" et permettent de rappeler clairement la différence entre les images d'archives (filmiques comme photographiques) et les créations gore du réalisateur russe.
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