Je suis un peu le genre de gars qui adorent entendre, lire, voir les histoires qui se cachent derrière les disques. Et les meilleurs disques ont tous une histoire. J'ai parfois l'impression que quand un groupe rentre en studio, y reste 4 jours en louant un hôtel à coté, qu'il ne se passe rien, l'album n'a pas la fibre qui peut se dégager d'un enregistrement plus riche, plus complexe. Ca c'est pour l'affectif, on va dire. Pour le factuel, ce disque a non seulement une histoire, mais en plus d'être méconnu, il est exceptionnel.
A la fin des années 80, les Jungle Brothers sont un groupe cool, appartenant à l'équivalent du flower power de la boite à rythme et de la MK2, puisque membre de la Native Tongue avec De La Soul et A tribe Called Quest. Va savoir ce qui leur prend, les années 90 leur montrent la necessité de changement, et pour cela, les JBEEZ vont intégrer parmis les plus singuliers B-BOY des temps modernes: Torture, Colin Julius Bobb de son vrai nom. L'histoire veut que le groupe voyait en Torture le parfait représentant de ce que voulait entendre la jeunesse d'alors dans le hip hop. Le groupe fraichement étendu se retrouve à faire des voix sur un album de Material, projet de Bill Laswell, alors expérimentant les déclinaisons dub sous toutes ses formes (le premier Painkiller ne tarde pas) et surtout connu pour avoir assurer la ligne de basse de Rock It d'Herbie Hankock à l'époque. Suite a cette collaboration, Laswell se prend au jeux et s'investit dans l'enregistrement de ce qui devait alors devenir le "nouvel" album des Jungle Brothers.
Autre point de l'histoire: la légende raconte que Laswell laisse le groupe trainer à sa guise dans son appartement New Yorkais, même en son absence. Il laisse à disposition sa collection de disques; si bien qu'un soir, rentrant du boulot (on imagine Laswell avec son attaché-case jeter sa veste sur le canapé "chérie j'suis rentré!") il découvre dans son salon le jeune Torture, seul, en train de scratcher comme un goret sur un disque de Stockhausen tout en posant son flow par dessus le résultat. Laswell (étonnamment) ne lui botta pas son cul mais resta dans son coin, observant le très jeune bonhomme. Ce gout de l'étrange et de l'éclatement des frontières donnera alors au disque son fil rouge. De plus, Torture n'est pas exactement le genre de "jeune" lambda: SDF la plupart du temps, il se caractérise rapidement par une consommation de stupéfiants défiant toute concurrence.
Au bout de quelques temps, la fine équipe se retrouve avec un album fini, qu'ils s'empressent d'aller présenter au label... qui devant le résultat, refuse tout net de le sortir et renvoi le groupe en studio pour enregistrer un album plus "native tongue" et surtout plus commercialisable (ils sont chez Warner). Crazy Wisdom Masters est donc totalement jeté, à deux exceptions près puisque le groupe retourne en studio, sans Laswell, et ne sauve que deux plages de CWM pour JBeez with the remedy- à savoir Spitting wicked randomness et For the headz at company Z. L'album proposé, et cette fois ci accepté par Warner semble totalement vidé de la sève noire qu'avait injecté Laswell et Torture, ne gardant que de brèves effluves. Le morceau d'ouverture laisse (il me semble) pour la seul fois de l'album libre expression à Torture, qui ne s'époumonne donc que sur un seul morceau. Sa participation au produit final reste très énigmatique. Avec l'aide de Bob Power, les JBeez se freinent eux-même, se limitent, pour un album qui n'en est pas moins réussi. Laissant parfois les instrumentales faire leur propre vie, en roue libre, la musique de l'album réussi à garder l'auditeur actuel intéressé par ce produit sévèrement amputé. La production est, comme d'habitude chez les beat maker de NY de l'époque, massive, et répond très justement à ce que les camarades d' ATCQ sont en train de mettre au point de leur coté. En fin d'album, demeure donc les deux cadavres abandonnés par leur mère: on se doute que plutôt dans l'album, des passages du premier enregistrement ont vécu (notamment sur les intros/outros) mais seulement sur deux plages s'expriment ce qui fut la première idée de ce disque. Les voix se retrouvent maltraité au milieu de sonorités issu de rien, se percutent contre des répétitions vicieuses, et les reverbérations de batterie essayent de surnager au milieu de la marre d'infra-basses poisseuses. Troublant. La fin de l'album devient une sorte de cauchemar auditif confortable.
L'album, même approuvé par Warner n'en demeure pas moins une piètre réussite commercial, les Jungle Brothers se faisant relativement discret suite à cela (bien qu'encore en activité il semblerait). Ayant tourné sans conviction pour ce troisième album, et ne refaisant parler d'eux qu'a l'occasion de leur album produit par Gifford (Props) le groupe reste surtout connu pour ses glorieux premiers faits d'armes. Mais si Histoire il y'a en amont, il y'a aussi une suite: Skiz Fernando, alors en train de monter Wordsound, entend chez son ami Laswell (qui lui prêta l'argent necessaire pour presser le premier disque de son label) une démo de Torture en train de rapper. Curieux, Fernando demande à Laswell le contact du jeune homme pour le signer sur son label. Fernando, journaliste à ses heures (pour Vibe, Rolling stones...) traite du cas JBEEZ dans Vibe et ne ratera pas l'occasion d'éditer une version amoindrie de CWM sur un 10 pouces quelques années plus tard. Par la même, il signe Torture et lui fait faire quelques morceaux avant que celui-ci décide de changer de nom. Il sortira 2 ans plus tard son premier album, Loaded with power, sous le nom de Sensational.
3 commentaires:
Je suis obligé de renvoyer vers ce lien, bien plus complet que cette chronique, comportant aussi des extraits d'entretien avec différent impliqué dans les 2 disques:
http://unheard78.blogspot.com/2009/05/jungle-brothers-crazy-wisdom-masters.html
Et la premiere version elle est choppable, tu me fais rever en fait.
"les Jungle Brothers se faisant relativement discret suite à cela (bien qu'encore en activité il semblerait)." je confirme ils étaient en concert hier soir à Geneva...
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