Un navire de pêche en haute mer. La nuit. Le vent. La tempête peut-être. La caméra qui fuit, qui cherche, qui tourne, qui travaille. Un filet qui remonte des entrailles de l'océan, chargé d'un poisson que l'on va contempler agoniser longuement. Puis le travail, encore. Non pas celui du cinéaste, mais celui des pêcheurs. Mécanique, précis, violent, rapide. La longue séquence d'ouverture de Leviathan, quelques plans d'une caméra que l'on dirait posée sur l'épaule d'un marin, est somptueuse de fluidité et de témérité. Pas un commentaire, pas une parole discernable aux milieux des éclats de la mer et de la rouille qui se livrent une guerre qui s'annonce, tout au long du film, redoutable : l'homme, sa technologie, contre la nature et son irascible impétuosité.
Le Leviathan est à la fois ce monstre marin tout droit sorti des profondeurs de la mythologie phénicienne et de la Bible, et ce livre de Hobbes qui discute la notion de pacte social, dans lequel il y fait le constat que l'homme, à l'état de nature, est un loup pour l'homme. Leviathan, le film, reprend ces deux aspects. Tout d'abord dans la dimension quasi monstrueuse qu'il donne à l'océan, à cette intense masse d'eau noire, presque insondable, toujours mystérieuse. Une nuit de vagues, vigoureuses, éclatées, martelant les corps comme l'acier. Le film se fait hobbésien lorsqu'il renverse le questionnement du philosophe anglais. L'homme, malgré sa technique, malgré son organisation en sociétés complexes, a-t-il véritablement vaincu sa nécessaire lutte pour la survie ? Et si jamais il était possible de répondre oui à cette question, désormais qu'il n'est plus un loup pour lui même, pour qui l'est-il devenu ?
De toute évidence, l'une des puissances de Leviathan est de répondre non à la première question et de répondre la nature à la seconde. Ce qui revient à poser une question plus essentielle encore : quel lien l'homme a-t-il tissé avec celle qui assure sa survie et comment celle-ci le lui rend ? Sans équivoque, c'est bien la violence de cette relation que le film capte, avec maestria. Les deux réalisateurs mettent en place des dispositifs filmiques remarquables qui exploitent toutes les possibilités qu'offre le navire. De la caméra en plongée totale placée en haut du mat à celle agrippée au bout d'une corde et qui subit, au grès du chahut d'une mer déchaînée, quelques noyades impressionnantes, toutes ces installations servent à démonter les rapports âpres qu'entretiennent hommes et océan. Ces noyades justement, sont autant de subjuguants étouffements dont la répétition confine à l'hypnose. Tantôt sous l'eau, baigné dans les bruissements énervés de l'eau qui se heurte à la coque, tantôt dans l'air, aux côtés des mouettes et des goélands, ces charognards opportunistes et zélés qui, tels de mortuaires vautours, ne quittent jamais la sanglante trainée qui suit le chalutier.
Sanglant. C'est une des caractéristiques physiques de cette relation. On l'aurait voulu charnelle, elle est un déchirement permanent. Leviathan donne à voir cette mer que l'on vide de ses entrailles, sans ménagement, par d'immenses sacs de poissons. Ces mêmes poissons que l'on dépèce, que l'on décapite et que l'on éventre, industriellement, sans âme. Et leur déchet que l'on remet à la mer. Voilà à quoi servent les installations de Castaing-Taylor et Paravel : à être au milieu des morts et de leurs débris. C'est ainsi lorsque la caméra est posée au milieu de la benne où se déverse les animaux, tanguant avec le bateau, se déplaçant au milieu des cadavres, filmant par hasard les derniers débattements d'un rouget qui succombe. C'est ainsi lorsque, plongée sous l'eau, à la sortie du déversoir, la caméra capte ce long filet rouge et chargé de morceaux d'animaux sans vie. Les visions sont hallucinantes, elles sont d'inlassables cris d'effroi. Mais dans le noir océan, nul cri ne perce.
Il ne faut pas croire que cette relation violente soit à sens unique. A ce viol permanent, la mer tente de se venger. A l'usure. Castaing-Taylor et Paravel cherchent, sans trop forcer, les stigmates de cette guerre de survie de l'homme contre la nature, sur celui qui a soit disant cessé d'être un loup. Trois plans magnifiques donnent une idée de la rudesse de ce combat. Un long plan serré sur les yeux d'un matelot, rongés par la fatigue, creusés comme des falaises que l'eau ne cesserait de frapper. Des dizaines de rides qui sont autant de crevasses profondes où les flots se sont engouffrés. Un plan furtif, dans la cale, où une partie des marins ouvre les coquillages pour les conditionner à leur arrivée au port. Sur les bras de l'un d'eux, l'on aperçoit nombre de cicatrices. Enfin, un long plan fixe sur un marin en salle de repos qui regarde la télé. Au fur et à mesure, l'homme, visiblement éreinté, s'éteint, incline sa tête et s'endort.
Leviathan est une épreuve aussi passionnante intellectuellement que physiquement. La violence, véritablement au centre du film, est ressentie au premier degré par le spectateur grâce aux dispositifs caméra dont j'ai déjà parlé, mais aussi par un travail sonore magistral. Le mixage nous plonge littéralement dans cet univers dézingué, où règne une terreur auditive qui s'infiltre jusque dans nos os. Des tintements métalliques aux bouillonnements marins, des hurlements d'oiseaux au fracas du vent, c'est tout un écosystème brutal et sauvage qui est ici mis en valeur. On en sort chaviré, comme frappé en pleine face, avec la certitude d'être encore des loups.
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