jeudi 27 décembre 2012

Theo Angelopoulos et Koji Wakamatsu

L'année 2012 a perdu deux des plus grands cinéastes de notre époque, à savoir le grec Théo Angelopoulos et le japonais Koji Wakamatsu. Grandes figures du cinéma politique, malaimés dans leur pays respectifs, ils ont, à travers des parcours totalement différents, interrogé l'histoire de leur pays, les meurtrissures des guerres et des massacres, des collaborations et des mythes déchus. Tout deux ont disparu de façon similaire, dans un accident de la route. Les conditions de la mort d'Angelopoulos, grand humaniste s'il en est, n'ont fait que mettre en exergue la débandade d'un Etat en souffrance, au bord du gouffre, les affres de la fragmentation de services publics déjà exsangues. 


Angelopoulos est un magicien, dont les plans séquences restent magistralement ancrés, et pour longtemps, dans les mémoires. Que l'on pense au Voyage des Comédiens ou bien encore à L'Eternité et un jour pour lequel il reçu la Palme d'Or en 1998, des images plus puissantes les unes que les autres, habitées d'une douce poésie tantôt philosophique (poésie de la frontière dans Le pas suspendu de la cigogne), tantôt absurde et universaliste (dans L'Eternité et un jour), se bousculent et remettent en question l'image et le temps, l'espace et le silence. Le cinéma d'Angelopoulos est exigeant, mélancolique et pourtant toujours teinté d'une forte espérance en la capacité de l'homme à intervenir dans l'Histoire et à changer le chemin de sa vie. 

A l'occasion des fêtes, et parce qu'on a toujours un cadeau à offrir après Noël à quelqu'un qu'on aurait oublié, par exemple, la bonne idée pour se souvenir ou pour découvrir le cinéma d'un auteur majeur du vingtième siècle, c'est le coffret édité chez Potemkine et qui regroupe sept films du réalisateur grec, de son premier long métrage, La Reconstitution en 1970 au Voyage à Cithère en 1984, couvrant ainsi toute la période politique d'Angelopoulos et sa fameuse trilogie critique sur l'histoire contemporaine de la Grèce, sous la dictature des Colonels. L'occasion ainsi de suivre l'évolution d'un cinéaste dans ses premières années et sa lente ouverture sur l'enfance. 

Koji Wakamatsu n'a pas la même sensibilité que son homologue grec et sa mort, si elle a suscité moins de polémique, a tout de même de quoi alimenter les conspirationnistes (renversé par un taxi, alors qu'il sortait d'une réunion sur le financement de son prochain film traitant du lobby nucléaire japonais...). Yakuza très jeune, il découvre le cinéma en surveillant les plateaux de tournage. Il devient réalisateur en tournant des pinku eiga qui interrogent toujours les rapports homme/femme, les rapports de classe, l'impotence de l'Etat et son rôle policier. Il se tourne très vite vers les milieux d'extrème gauche et réalisera un film fleuve de plus de trois heures sur l'organisation Rengo Sekigun, United Red Army (2007). 

La virulence choc de son cinéma en a fait une terreur politique. L'un de ses derniers films, Le Soldat dieu était une charge sans concession contre le machisme, le sexisme et l'héroïsme guerrier. Un héros de guerre revenait complètement mutilé du front, sans que personne au village ne sache qu'il y avait violé et tué femmes et enfants. L'homme tronc, privé de tous ses sens, en est réduit à sa pulsion sexuelle bestiale et abjecte, forçant sa femme à copuler sans cesse. Le film est si violent qu'il en devient poétique. La ressortie récente du magnifique Piscine sans eau (1982) permet de découvrir une autre facette du cinéma de Wakamatsu, toujours tournée vers la rébellion et la sexualité, mais plus mesurée et suave. Un homme effacé se transforme en violeur, mais un violeur d'un genre nouveau : il s'introduit chez de jeunes femmes avec du chloroforme, leur fait l'amour, et leur prépare un petit déjeuner puis s'en va avant qu'elles ne se réveillent, troublant la frontière entre le monstre que tout le monde aimerait voir et le prince charmant que toutes se figurent. 

Quoi de mieux là encore, que de jolis coffrets cadeaux pour faire découvrir Wakamatsu à quelqu'un qui en ignorerait tout ? Blaq Out a sorti depuis 2010 une série de coffrets (3 pour être précis), reprenant depuis ses débuts la filmographie du réalisateur nippon. L'idéal pour retracer une oeuvre richissime, du pinku aux films enragés, du film à scandal Les secrets derrière le mur (1965) à Shinjuku Mad (1970). 

mardi 25 décembre 2012

Les Habitants de Alex Van Warderdam et Touristes de Ben Wheatley


Deux films à voir demain 26 décembre au cinéma, entre deux plats à huitres et si vous avez le courage de vous traîner dans une salle qui les diffuse. 

Le premier est une re-sortie du premier film distribué par ED Distribution en 1995 et qui reste, à ce jour, leur plus gros succès en salle. Les Habitants est un conte absurde qui dissèque le rapport des habitants d'un quartier isolé à l'intimité et à l'extimité. Le cadre est pour le moins saisissant : quelques familles habitent une rue de maisons en brique toutes identiques, ébauche d'un quartier nouveau qui ne verra jamais le jour. Quelques années après la promesse d'une sortie de terre, rien n'a été construit si ce n'est cette rue, morne, stéréotypée, coupée de tout le reste du monde par des bois qui marquent une étrange frontière entre cette périphérie urbaine et le "par-delà". 

Les habitants ne sont pas moins étranges... Un enfant qui se grime de noir et se déguise en Lumumba, une femme frigide qui a une Révélation incomprise, un garde chasse myope et stérile qui erre dans les bois à la recherche du facteur qui lit ses lettres... Tout ce petit monde perd grandement la tête, et les dérives de chacun alimentent une sorte de naufrage collectif que rien ne semble arrêter. 

Dans une ambiance assez austère qui colle parfaitement au contexte et aux personnages névrotiques qui s'y déplacent, Van Werderdam interroge le fait de vivre en ville... à la campagne. En confrontant le vivre ensemble d'un village, où tout le monde se connaît et où tout le monde est obligé de se côtoyer dans un décor de ville en devenir, il crée un habile décalage où la déshumanisation et la suspicion sont maître, quoi qu'il arrive. Rien n'échappe à son regard acéré : l'emprise de l'Eglise sur la sexualité, le voyeurisme et l'individualisme, le racisme post-colonial persistant, l'ennui des nouveaux ensembles ou encore la normalisation de l'urbanisation contemporaine... Sur un ton tantôt féroce, tantôt cocasse, il prolonge les interrogations de Tati sur l'influence de notre milieu de vie sur nos comportements sociaux. C'est parfois rasoir, parfois longuet, mais souvent savoureux et caustique. 

Autre film mordant, le dernier film du fanfaron anglais Ben Wheatley qui ne cesse de faire parler de lui depuis son deuxième film Kill List, et qui revient dans un tout autre registre, dévorer les genres, les remixer et les dévier sérieusement de leur sentier battu. La route, c'est d'ailleurs le fil conducteur de ce road movie barré qu'est Touristes. Un mec un peu fêlé qui a pour habitude de tuer purement et simplement les gens qui l'emmerdent et qui ne respectent rien (la nature notamment), embarque dans son délire sa nouvelle petite amie qui va bientôt dépasser le maître pour se faire elle-même plus vengeresse que justicière ! 

Sur un modèle très différent de celui qu'arpente pourtant God Bless America, Wheatley croque des personnages qui ont un peu de mal à évoluer tout au long du film. Si le dépassement est le retournement assez attendu, le reste oscille entre petit jeu de cynisme et petit massacre campagnard, le tout sur une très bonne bande son mais avec un manque de profondeur. Les personnages secondaires, pourtant parfois très forts en potentiel (comme la grand-mère), sont relégués au second plan et pas entièrement exploités, notamment dans leur dimension comique. 

Wheatley montre surtout avec ce film qu'il en a sous le pied. S'il ne manque pas d'idée, son film a fortement tendance à se vautrer dans l'arty, dans le facile et le clinquant. A quoi bon nous asséner des longs et lourds ralentis bien inutiles et surtout très incohérents avec le reste de l'esthétique dessinée ? On est assez loin de l'audace de Kill List, de sa noirceur, de son syncrétisme virtuose. Mais l'humour so british, cliché parmi les clichés, fonctionne à plein, et le film se laisse voir. S'il peut vous donner envie de regarder les deux premiers de Wheatley, c'est encore mieux !  

vendredi 21 décembre 2012

Re-animator de Stuart Gordon

Aujourd'hui, outre le fait que ce soit la fin du monde et que tout le monde ne cesse d'être obnubilé par cette soit disant expérience de mort collective imminente, c'est mon anniversaire. Et pour fêter ça, je me suis offert le DVD de Re-animator, que je n'ai jamais vu... Il m'a fallu replonger dans mes souvenirs d'ados pour retrouver la trace de cette merveille cosmique qui a tout de légendaire. 

Car si je n'ai pas encore vu Re-animator, j'ai déjà eu l'occasion, dans mes jeunes années, de tomber sur La Fiancée de Re-animator, deuxième volet de ce qui sera plus tard une trilogie, dont Brian Yuzna, pape réalisateur et producteur de films bis, est aux manettes. Rien que le nom de ce mec fait rêver... Brian Yuzna est une légende à lui tout seul, un moustachu philippin qui grandit en Amérique centrale et qui rappelle Tom Selleck dans les plus beaux épisodes de Magnum, capable de vous monter un film d'horreur avec une nonne ou un rottweiler ! Il est l'auteur en plus, d'un film devenu culte depuis sa sortie en 1996, Le Dentiste, traumatisme pour plusieurs générations qui depuis se lavent les dents quatre fois par jour pour éviter d'aller se faire détartrer les molaires... 

A ses côtés, une autre légende, Stuart Gordon. Réalisateur discret, souvent cantonné aux direct to DVD, Gordon n'est autre que le réalisateur des Poupées, sorti en 1987, ou encore de Fortress, avec notre bien aimé Christophe Lambert. On l'a notamment vu mettre la patte à l'ouvrage pour deux épisodes de Master of Horror

Ces deux zigotos se lancent ensemble dans le cinéma au milieu des années 1980. Yuzna produit alors Re-Animator que réalise Gordon, une adaptation d'un auteur de SF non moins légendaire, j'ai nommé H.P. Lovecraft... Produit pour 900.000$, le film fait sensation, est récompensé à Avoriaz et en Catalogne, et rentre dans ses frais, ce qui était plutôt inattendu. S'en suivra alors, From Beyond, film en dehors de la saga qui sera un échec, puis Bride of Re-Animator, clin d'oeil affiché à la Fiancée de Frankenstein, dont le triptyque s'inspire très largement, puis Beyond Re-Animator en 2003. Si le second épisode est réalisé et produit par Yuzna, le troisième voit le retour de Gordon à la réalisation. Les deux hommes ne se quitteront presque plus. Yuzna produit des films qui connaissent plus ou moins de succès, de Chérie j'ai rétréci les gosses à Crying Freeman de Christophe Gans (avec qui il réalisera un segment du Necronomicon), et part faire carrière en Espagne, où il produit le deuxième long métrage de fiction de Jaume Balaguero, Darkness. Cette année, enfin en 2013, le bonhomme va nous gratifier d'un direct to DVD qui s'annonce assez fameux, Amphibious 3D... Gordon lui adaptera d'autres nouvelles de Lovecraft, notamment Dagon en 2001, produit par... je vous laisse deviner.

A l'époque où j'ai vu La Fiancée de Re-animator, j'étais trop jeune pour passer par delà le nanar. Je m'étais quand même bidonné comme un couillon, la main sur le ventre, devant cette débauche de sang, de zombie, de décors pourris, de tripailles et autres réjouissances. L'humour noir, assez décalé de la saga est plutôt plaisant. L'allure du fameux Jeffrey Combs et de la bimbo Barbara Crampton me sont restés en mémoire des années durant, jusqu'à resurgir avec force ces dernières semaines... Barbara Crampton quoi... la coupe de Dolly Parton, la mâchoire d'une star de porno et les seins gonflés à l’hélium... On la verra d'ailleurs prochainement dans le nouveau film de Rob Zombie, Lords of Salem... Combs ne s'est jamais vraiment défait de sa panoplie de scientifique cinglé. Sa filmographie, riche de presque 60 films, est surtout chargée en films de genre, de Robot Jox (de Gordon) à Faust (de Yuzna...) en passant par Fantômes contre Fantômes de Peter Jackson ou la série Les 4400

Bref, pour passer des joyeuses fêtes de fin d'année et sortir un peu du train train d'hippopotame avachi qui se gargarise devant sa cheminée avec un Cognac La Fontaine de la Pouyade Cristal Baccarat, ses gros pieds velus dans ses chaussons et les doigts encore pleins de pâté, rien de mieux qu'une saga un peu vilaine et un peu cheap, à l'esprit sarcastique et mauvais enfant, qui vous veut du mal en vous faisant du bien ! Re-animator enchantera les marmots et ravira les cinéphiles un brin dézingués qui sommeillent dans votre famille... 

MADMAN 20th ANNIVERSARY MONSTER !

Madman est une série absolument fascinante, folle, et ce billet ne suffira pas à en vanter les mérites au plus juste. Le ton est rapidement donné puisque dès les toutes premières pages de la série (non reproduite ici), le personnage principal, Frank Einstein (en fait une double référence à Frank Sinatar et Albert Einstein, rien que ça) bouffe... un oeil. Publié depuis 20 ans désormais (surprise ! ) et passé par plusieurs éditeurs, c'est depuis quelques printemps chez Image que son créateur, Mike Allred, accompagné par sa femme Laura, qui assure les sublimes couleurs de la série, a trouvé refuge pour produire les épisodes de sa série fétiche lorsque les chèques de ses autres travaux (pour Marvel et Vertigo, entre autre) lui permettent de se pencher sur Madman. Sauf qu'avec son talent et sa ténacité, c'est une sacré bande de potes qu'Allred a réussi à mobiliser avec le temps. D'où ce colossal livre, qui vous assurera une mort certaine si vous vous endormez à sa lecture.
Si le début du livre est composé de quelques pages inédites (encore une fois, le trait, proche de la ligne clair, est magnifique, je suis absolument fasciné par le travail de couleur de Laura Allred ! ) c'est une collection de "strip" et de pin-ups vu par les autres autour duquel le gros du livre s'articule. Et le casting est impressionnant: Frazeta, Hewlett, Clowes, Bolland, Bacchalo, Moebius, Quitely, Bagge, Ware, Groening, Colan, Adams, Bond, Kirby, Mignola, Toth, Sienkewicz, Miller, Smith, McFarlane, Burns, autant d'auteurs mainstream que de références indé, pour un livre incroyable. Un pavé indispensable pour les curieux, les collectionneurs, et les fans.

Si vous êtes autour de la capitale, le livre est notamment disponible chez Philippe & Philippe. Ne leur dites pas que vous venez de notre part, sinon ça sera le prix d'origine, à savoir 666€, et pas un centime de moins !

mercredi 19 décembre 2012

Jean-Luc Godard, "Politique"

A quelques jours de Noël, on vous fait notre liste de cadeaux... Et le coffret DVD pour le moins indispensable en cette fin d'année 2012 c'est celui consacré à la période militante - et même profondément militante - de Jean-Luc Godard. Curieusement édité par Gaumont, qui s'est visiblement fait une spécialité d'acheter les filmographies de cinéastes engagés pour en faire des coffrets de Noël après la parution il y a quelques années d'un coffret anthologique consacré à Guy Debord, l'objet réunit treize films d'une période faste du réalisateur helvète, couvrant les années 1967 à 1976 plus Soft and Hard (1985) et Film Socialiste (2010).

De La Chinoise, film qui voit naître les mouvements marxiste-léninistes qui déboucheront par capillarité sur mai 68 (sans pour autant que Godard n'anticipe cette révolte) à Luttes en Italie qui tente de comprendre les représentations du monde d'une jeune militante en Italie, en interrogeant à la fois ses aspirations théoriques et ses pratiques quotidiennes d'après les écrits d'Althusser, "JLG Politique" parcourt l'histoire de la gauche dans ce qu'elle a de plus vindicative et dans toute son appréhension de l'image comme média culturel alternatif possible. Car qu'on aime ou pas Godard, force est de constater que son cinéma a interrogé les contradictions de l'image et du militantisme et a tenté, dans cette période où il fait parti du Groupe Dziga Vertov avec Jean-Pierre Gorin, de faire sortir le spectateur de son fauteuil cossu, de l'imprégner d'une nouvelle façon de percevoir et de réfléchir le cinéma. On ne regrettera donc pas de voir ici réunies des pièces aussi rares que Pravda, British Sounds ou Le Gai Savoir, qui ont souvent en commun d'avoir été censurées à l'époque où elles ont été faites alors qu'il s'agissait là de films de commande (l'ORTF, LWT ou la RAI). 

Entre défiance, provocation et didactisme, ces oeuvres ont tenté de bouleverser la culture de gauche en disséquant ses principes idéologiques et pratiques, en questionnant son rapport à l'art, en remettant le spectateur au centre du processus de création de savoir, fortement inspiré par le théâtre de Brecht. Un coffret indispensable on vous dit. 

mardi 18 décembre 2012

BIGG JUS - Machines that make civilization fun

Ca fait longtemps que Bigg Jus n'a pas fait un sourire, le type visiblement ne rigole plus du tout, surtout pas avec son audience. On connaissait le mec assez agressif et plutôt belliqueux sur son projet NMS, mais sa haine totale et l'anéantissement intégral de votre tolérance auditive semblait surtout réservé à ce duo. Sur ces albums solo, Jus avait été plus sympathique dans la forme (pas dans le fond), notamment avec son dernier en date, Poor People's Day, publié il y a déjà 7 ans, qu'on pouvait rapprocher, dans la démarche, de certains travaux de Dumile. 7 ans de silence (quelques shows CoFlow distillés ici et là) et le voilà qu'il se pose lourdement avec un album massif, sombre, chaotique. La surenchère de samples et de bruits, le chaos des boucles et des distortions en tout genre, Jus produit comme Public Enemy le faisait jadis sur "Fear of a black planet". En plus guerrier, en moins concret. Les beats ici ne répondent plus forcément au rythme hip hop, ils sont cinglants et précis, s'abattent sur les samples coupés à la machette, s'énervent comme chez Adlib, charley digital hystérique et roulement de glitchs. Les sons de cors sont nombreux, se mariant parfaitement avec sa pochette. Casus belli. Ultra engagé, Jus utilise sa voix comme un élément instrumentale, chantant en fond, sans se soucier de la moindre justesse, rappe de sa voix planquée dans le mix, enfouie. Forcément, le disque d'Ingleton sort à peu près au même moment que celui de son frère de guerre, El-P. Et la comparaison marque une nette différence. Si Meline produit une musique également tendue, elle est une sorte de super production, clinquante. Bigg passe pour le crust en comparaison. Rien ne brille, si ce n'est le talent de l'homme pour produire une musique complexe et revêche. Mais il se dégage une trajectoire étonnamment proche, celle d'une musique qui, s'inscrivant profondément dans le hip hop, se nourrit probablement plus aujourd'hui des sons électroniques et d'une dynamique rock que d'un héritage traditionnellement plus chaud. D'une méchanceté et d'une noirceur remarquable, cet album (Mush et Laitdbac pour l'europe, bravo à eux) tasse méchamment la boîte crânienne.

mardi 11 décembre 2012

SHIT & SHINE - Jream baby jream

Les excités de Shit & Shine sont en grande forme et sortaient au printemps dernier un album qui suivait Le Grand Larance Prix, publié fin 2011, soit deux longs formats en 6 mois. Clouse (en pleine préparation d'un projet avec le batteur des Butthole, à peine surprenant) et ses potes reviennent donc avec une suite, bien plus mince que le précédent d'un point de vue longueur, mais d'un tout autre calibre d'un point de vue sonore. Le posse texan-anglais ressert donc une grande plâtrée de sa bouillie rock noise indus crade, s'éloignant des expérimentations obsédantes et tout en retenue de son triple album. Jream baby jream reprend les choses là où "229-2299 girls against shit !" les avait laissé: ces mecs là ne jouent plus de la guitare de la basse et de la batterie; ils jouent de la distortion et de la table de mixage. Clouse et ses allumés sont les King Tubby du bruit et du fuzz, les Mick Harris du souffle et du bruit blanc. On retrouve le son mécanique, bouillant de Cherry et imperturbable du groupe sur le rouleau compresseur option haine du monde extérieur faisant office d'ouverture, le bucolique "dinner with my girlfriend". Surprenant, la face A se termine sur une ballade au son chaud et apaisé d'une guitare blues, sorte de cheveux dans la soupe au vu du reste. Seulement, même dans l'épiphanie, Clouse et son gang ne peuvent s'empêcher de tout massacrer: en fond hurle une voix qui indique clairement que le taux d'alcoolémie des mecs dépasse le raisonnable. De l'autre côté, c'est une alternance de bruits distordus et de nappes dégradés, de beats imposants (woodpeeker), de samples bouclés et torturés (rodeo girls), se finissant sur un sombre et imposant beat noyé dans les sons et pads saturés que Reznor ne renierait pas. Le disque squatte la section "highly recommended" de ce site depuis suffisamment longtemps pour que le verdict ne soit pas une surprise: on retiendra ce nouveau $&$ comme une très grande sortie.
C'est Riot Season qui signe ce simple LP à la pochette automnale faite par la petite soeur d'un des mecs (peu probable), habitué à héberger le projet depuis le début, excellent label de manufacturier dévoué.

dimanche 9 décembre 2012

Philosophy of a Knife d'Andrey Iskanov

La fin du monde approche... Dans moins de deux semaines tout va foutre le camp et notre espèce de cinglés disparaîtra dans un souffle. Enfin, à ce qu'il parait. Alors il y en a qui prennent des précautions. Ils se construisent une casemate, font des provisions, préparent leurs enfants à une vie post-atomique. Afin de palier à certains manques, je prends aussi les devants. 

D'aucuns disent qu'il y a des films à voir avant de mourir. Philosophy of a Knife, d'après quelques amis amateurs de sensations fortes, est de ceux-là. Il faut dire que le film d'Iskanov est précédé d'une solide réputation. Censuré dans de nombreux pays, il a défrayé la chronique au festival de Stiges et s'est mis à dos les nationalistes japonais les plus extrêmes... Vous savez, ceux qui disent que l'armée japonaise n'a jamais commis de massacres à Nankin, qu'elle n'a jamais torturé qui que ce soit en Mandchourie et que la fameuse Unité 731 est un fantasme... 

Les activités scientifiques de l'Unité 731 sont justement au centre du film d'Iskanov. En pas moins de 4h30, le cinéaste russe dit évoquer, d'un point de vue artistique, l'histoire de cette unité mais aussi de la rivalité russo-japonaise, l'expansion impérialiste avant 1945 et la suite donnée aux agissements de l'U731 après la guerre. Son propos est double : la première partie du film est consacrée à une évocation historique des relations nippo-russe et à l'installation de cette unité en Mandchourie, sous la direction du lieutenant-général Shiro Ishii, responsable des recherches bactériologiques pour l'armée japonaise. En 1932, Ishii s'installe à Harbin pour y mener, avec l'accord du gouvernement japonais, des expérimentations bactériologiques à grande échelle sur des êtres humains. La ville étant trop cosmopolite, il s'installe dans le village de Beiyinhe et y fait construire un gigantesque bunker afin de mener ses expériences sur les prisonniers de guerre, puis sur des prisonniers tout court. Suite à une révolte, il déménage une nouvelle fois en 1934 dans un complexe militaro-scientifique flambant neuf à Pingfang. Le monsieur se retrouve alors à la tête d'une armée de plus d'un millier de chercheurs qui testent des maladies, des armes et des techniques de torture sur des cobayes humains. 

La quasi-totalité du film est par la suite consacrée à la reconstitution de ces expériences sordides, à grand renfort d'effets chocs. Quelques passages restent consacrés à la dimension documentaire et permettent de souffler un peu, au milieu de la surenchère gore à laquelle s'adonne Iskanov. Le film s'achève normalement sur ce qu’advinrent les responsables du camp une fois la Seconde Guerre Mondiale terminée, l'accord secret avec les américains, la passage sous silence sur l'archipel nippon et dans le monde médical. 

Le sujet valait bien un film, même plusieurs. Je doute toutefois que la démarche d'Iskanov soit la meilleure... Elle est en tout cas radicale, il faut bien le reconnaître, mais d'une faiblesse didactique et même artistique assez dommageable. Sur la totalité du film, 1h30 (à la louche) doit être consacrée à l'évocation documentaire. Iskanov utilise des images d'archives afin d'étayer un propos pertinent et nécessaire afin d'établir une mémoire dissimulée au moins jusqu'aux années 1970 (donc après la mort de Ishii, en 1959). Il y a donc 3h de torture... Trois heures qui ne sont absolument pas tournées vers une évocation historique ou vers quoi que ce soit d'artistique mais bien vers une simple accumulation d'horreur, une volonté d'amalgamer toutes les atrocités possibles afin de produire un effet de rejet compassionnel auprès du spectateur. Je trouve cette démarche profondément dégoûtante... Par que je sois contre le gore, loin de là, mais encore faut-il savoir ce qu'il sert ? Ainsi, on s'interroge sur les acteurs. Pourquoi n'avoir utilisé que des acteurs russes pour jouer les cobayes, alors qu'ils n'ont représenté qu'une minorité de ceux-ci ? On guette le travers nationaliste, l'exacerbation des antagonismes... 

D'un point de vue purement esthétique, l'accumulation est ici particulièrement contre productive. Elle n'accroît pas l'empathie du spectateur qui, au contraire, se découvre une lassitude profonde. Et c'est peut-être là que le film échoue vraiment. Au lieu de provoquer de la terreur et de l'indignation, il crée une simple accoutumance à l'horreur, à l'atroce, à l’innommable. L'enchaînement des séquences de torture agace, on finit par soupirer, par se demander comment l'auteur va bien pouvoir faire pire, à la fois dans la mise en scène, très inégale, et dans l'horreur. En 4h30, Iskanov a le temps de se perdre en chemin. On a ainsi le droit à une pseudo bluette assez effarante entre un geôlier et une cobaye, façon syndrome de Stockholm sur fond de métal gothique pour midinette... 

Autre interrogation, le rôle, le poids et même l'identité de l'unique témoin... On ne sait jamais qui il est, pourquoi on l'interroge lui, pourquoi les sources n'ont pas été recoupées avec d'autres témoignages... Ses interventions sont tour à tour d'une rare pertinence et d'une rare inutilité... Sa très longue intervention finale, montée avec deux plans mal cadrés, assomme définitivement le spectateur. 

Reconnaissons tout de même une riche idée d'Iskanov : les trois insertions d'un projecteur, sur lequel défile des images de film. Anecdotiques au premier abord, ils nous rappellent que les séquences de torture sont de l'ordre du cinéma, de la reconstitution fantasmée, de l'imaginaire déviant d'un "artiste" et permettent de rappeler clairement la différence entre les images d'archives (filmiques comme photographiques) et les créations gore du réalisateur russe.