dimanche 29 décembre 2013

La Désolation de Smaug de Peter Jackson

Que pouvait-on attendre de ce deuxième volet du Hobbit, "modeste" préambule au Seigneur des Anneaux, de 320 pages dans sa version poche, transformé par Peter Jackson en tonitruante trilogie de trois fois 2h40 ? Au vue de Un voyage inattendu, on avait déjà un semblant de réponse : en grand pédagogue, Jackson faisait revenir Frodon et le vieux Bilbon pour une réactualisation visuelle de la précédente trilogie, avec reprise des décors, des figures, des visages, des lieux... L'introduction du premier volet avait tout de rassurant, et c'était bien là l'objectif : plus qu'amadouer, il fallait assurer la frange tranquillement acquise que tout allait repartir comme on l'avait laissé la dernière fois. La Comté et ses paysages champêtres, les obscures forêts ensorcelées, les grottes de la Moria, les vastes landes désertes... La Désolation de Smaug proroge cette démarche : rien, non rien, ne sera fait pour te déboussoler toi, le fanboy de la première trilogie de Jackson. Il faut dire que la méthode est maintenant bien rodée, et elle consiste en deux points particulièrement pernicieux : un affaissement psychologique total des personnages porté jusqu'à l'infantilisation et une soumission de l'intrigue à l'impératif spectaculaire. 

Disons le franchement, il n'y a pas de personnages dans cette trilogie, il n'y a que des ersatz de figures, de vagues contours rapidement esquissés, une pelletée d'enfantillages consternants et de rustres performances physiques grimaçantes. Que dire du personnage de Thorin ? L'une des thématiques centrales de l'oeuvre de Tolkien est la tentation. Celle des hommes face aux pouvoirs que pourrait leur conférer l'anneau ; celle d'une frange des elfes quant à certaines prétentions territoriales ; celle des nains face à l'or qui jonche le sol de leur royaume sous la Montagne. Durant les 5h20 de ces deux premiers épisodes, Thorin n'est effleuré par une prémisse de doute qu'au moment où Bilbon est dans Erebor, à batailler avec le Dragon. Alors, là, oui, il a l'oeil qui tourne et ne sait plus trop si c'est le trésor et son prestige qui compte ou bien son ami le Hobbit... Sinon ? Bah vous pensez bien, il est trop occupé à se faire une descente de rivière en tonneau, comme s'il était au parc Astérix le gus... 

Que dire également du personnage de Bilbon ? A croire que, parce qu'on est un personnage de petite taille, on doit être considéré comme un enfant en permanence. Je suis de mauvaise foi : c'est également le sort que réserve Jackson à tous les nains qui l'accompagnent. Une bande de vieux enfants, aux caractères aussi complexes et trempés que ceux de Blanche-Neige... Bilbon n'existe pas ; car mis à part les quelques grimaces facétieuses ou énervantes, c'est selon, son rôle est également réduit à la portion congrue. S'il se met à jouer plusieurs fois avec son petit anneau, il n'évoque son effet tentateur et déstabilisant qu'à une seule reprise : le ridicule moment où il confie à Gandalf avoir trouvé son courage, à l'orée de la forêt... Sinon ? Rien, lui aussi à autre chose à faire que d'exister : il doit tuer des araignées géantes et voler des clefs... 

On pourrait s'attarder longuement sur chacun des personnages. Celui de Legolas est assez drôle. On se demande comment ce Legolas là a pu devenir celui du Seigneur des Anneaux... Outre l'incohérence de caractère, on admire l'incohérence physique. Ouais, Orlando Bloom a pris dix piges entre temps et ça se voit drôlement... M'enfin, ça, à la rigueur, c'est indépendant de Peter J. Quoi que, quand on voit ce que Fincher avait fait de Brad Pitt sur Benjamin Button, on peut lui reprocher d'utiliser à tort et à travers la CGI et de ne rien faire pour ça. 

Chaque personnage est donc réduit à son rôle d'acteur ; comprendre qu'il n'existe que dans son action, par et pour celle-ci. Ce qu'ils pensent ou pourraient penser ? Aucune importance. Ils ne sont là que pour répondre aux exigences scénaristiques, sans aucune autonomie intellectuelle. On a parfois l'impression que Jackson ne sait plus quoi faire de sa horde de nains d'ailleurs. Alors oui, du coup, et parce que sinon ça manque de glamour, il y en a bien un qui tombe amoureux de Tauriel. Pourquoi ? Va savoir... C'est ennuyeux, voire gênant. Mais vraiment. Car terriblement naïf et infantile. Une rencontre d'adolescents enfermés chacun dans leur cachot (lui prisonnier des Elfes, elle prisonnière de l'attachement de Legolas auquel elle ne consent pas), et pendant une fête elfique consacrée à la lumière des étoiles... Voilà, un nain utile : il remplit sa mission glam' et romantique. On peut cocher cette case dans le cahier des charges ! Tâche suivante...

Mis à part le flash back particulièrement inutile qui ouvre le film, La Désolation de Smaug est d'une linéarité confondante. C'est un peu comme suivre un marathon (ça dure environ le même temps en plus...) : on court dans la forêt. Il y a embuche, tout semble perdu mais hop, on trouve une solution complètement dingue qui en envoie plein les yeux aux spectateurs et on repart courir, dans une prairie cette fois, ou dans un village, on retombe dans un piège, etc. De la philo ? De la psycho ? De la politique ? S'il fallait jauger le cinéma de Jackson au milieu de notre décennie, il souffrirait terriblement de la comparaison avec Game of Thrones... Infantile plus qu'enfantin, le cinéma de Jackson renvoie une image puérile de lui-même au spectateur, conforté dans son éternelle adolescence, dans son univers dépolitisé, où l'humour se dresse même dans les pires situations, dans sa masturbation sans jouissance ou plutôt dans sa jouissance sans sperme. A ce titre, Game of Thrones apparaît comme un retour à la modernité : une violence complaisante, certes, mais une tension politique terrible, des enjeux vertigineux et de véritables dilemmes qui interrogent l'exercice du pouvoir et ses tentations, l'humanité et ses organisations sociales. Si la série télé d'HBO n'est pas exempte de défauts, elle a le mérite de remettre la chose politique au centre d'une medieval fantasy féroce et cruelle : oui, spectateur, je te prends au sérieux et je vais briser certains de tes rêves de gosses parce qu'un coup de pied au cul ne peut pas te faire de mal. 

Rien chez Jackson n'a cette perspective. Rien chez Jackson, si ce n'est la 3D, n'a de perspective. Pour peu que je me souvienne (et ma mémoire peut défaillir...), le premier plan du film est un plan sombre sur une ruelle d'un village boueux noyé sous une épaisse pluie nocturne. Par la gauche, un gros monsieur sort d'une baraque, mord dans ce qui semble être un morceau de viande et crache son morceau par terre avant que la caméra n'avance et que l'homme disparaisse. Cet homme n'est autre que Peter Jackson, habitué des petites apparitions dans ses propres films. Pour sûr que ce crachat inaugural renseigne plus, à mes yeux, l'attitude de Jackson vis à vis de l'oeuvre de Tolkien, que n'importe quel geste cinématographique de sa part... 

En complément, le très bon article du Monde, qui était parti l'an dernier à la rencontre du fils de J.R.R. Tolkien, Christopher, relatant son gigantesque travail de valorisation du travail de J.R.R., et son désespoir vis à vis de ce que Jackson a fait de l'oeuvre de son père. A lire ici

jeudi 26 décembre 2013

Frédéric Back...

Voilà un bien triste cadeau de Noël. Dans son édition numérique de ce matin, le journal Le Monde signalait la disparition du réalisateur et dessinateur Frédéric Back. Ce français, né en Sarre en 1927, à une époque où ce territoire germain était rattaché à la France, était tombé amoureux fou d'un territoire sauvage, mystérieux et cousin : le Québec. Parti pour Montréal en 1948, il y enseigne aux Beaux-Arts avant de rejoindre Radio-Canada en 1952 et d'y devenir illustrateur. 

Ses talents de dessinateur vont se révéler au grand écran à partir des années 70 et vont l'amener à la consécration dans les années 80. Ecologiste amoureux, végétarien et grand engagé dans la protection de la nature et des animaux, Frédéric Back dédie tout son art à ses combats. Dans Tout Rien (1978), dessin animé un brin créationniste, Back raconte les difficultés d'un Dieu silencieux à trouver une place à son Adam et à son Eve. Il y pointe l'insatisfaction constante de notre espèce, incapable de trouver et de choisir sa place, que ce soit sur la terre, dans les mers ou dans les cieux, et constamment à se plaindre d'être délaissée par le créateur. Ces humains colériques et pleurnichards en viennent à trahir celui qui leur a donné vie, en pillant son monde d'abondance, emportés dans la surconsommation et l'apparat, et finissent même par le tuer d'une lance en plein visage. 

Tout Rien (1978)

Le travail de Back ne s'arrêtait pas à une contemplation désabusée de l'incapacité des hommes occidentaux à vivre en harmonie avec la nature. Son oeil critique, souvent sévère et emprunt d'une empathie profonde envers le règne animal, était accompagné d'une réflexion historique sur la culture québécoise et sur la culture de la destruction de l'occident européen. Dans Crac ! (1981), il dresse l'histoire d'une famille québécoise qui vit le passage de la paysannerie à l'urbanisation, au travers du sort d'un fauteuil à bascule qui traverse les générations avant d'être jeté aux ordures et récupéré in extremis par un gardien de musée. Ce court-métrage de 15 minutes lui vaudra au 1982 son premier Oscar du meilleur film d'animation. Dans Le Fleuve aux grandes eaux (1993) Back conte l'histoire du Québec par le biais de son fleuve mythique, le Saint-Laurent. Ode magistrale à la richesse de la biodiversité, le film se meut peut à peut en un portrait triste et violent de l'exploitation marchande d'un fleuve nourricier, épuisé par la pêche, l'exploitation des tanneries, l'industrialisation et la pollution. 

Crac ! (1981)

En 1988, Back glane son second Oscar pour son adaptation de Giono, L'Homme qui plantait des arbres. C'est la première fois qu'un texte littéraire lu par un comédien, en l'occurrence Philippe Noiret, est adapté en film d'animation. Le style de Back est plus épuré, plus doux. Il travaille surtout les transitions dans un récit lent et reposant, dont la portée humaniste et écologiste prolonge la réflexion de l'auteur. 
« J'ai utilisé des crayons à la cire sur l'acétate dépoli, ce qui permet de travailler à plusieurs niveaux les transparences. J'ai dû recommencer une grande partie au début parce que je voulais avoir une image plus riche au niveau de la matière et plus douce aussi. J'avais essayé des encres qui venaient en transparence par dessus l'image, mais n'ayant pas obtenu les résultats souhaités, j'ai dû abandonner ces ajouts. Le plus important était de créer une progression dans un récit où celle-ci est presque imperceptible. C'est comme regarder un arbre pousser, ça ne se remarque pas trop, mais à la fin…». 
A la fin, il reste un travail mémorable à la sincérité jamais altérée, qui renvoie plus aux morales politiques de Miyazaki qu'aux écrits de Thoreau. Dans cet autre pays de la wilderness, un européen a dessiné la beauté de la nature et l'importance de la protéger, non sans un certain traditionalisme vieux jeu, mais avec beaucoup de créativité, de poésie et d'esprit. Et pour Noël, 15 minutes de Back valent assurément tous les Disney...

mercredi 25 décembre 2013

Albator, Corsaire de l'espace de Shinji Aramaki

Comme une madeleine de Proust qu'on aurait trempée dans de l'huile de foie de morue. Tout avait pourtant bien commencé. Un teasing efficace (comment pourrait-il en être autrement en ces heures de marketing viral ?) puis une première bande-annonce qui, malgré sa soundtrack criarde et légèrement irritante, dévoilait, ou plutôt, laissait espérer, les contours d'un space opera richement mis en scène et animé avec esprit. Déjà je sentais fourmiller quelques enfantines envies, une excitation toute juvénile et un brin électrique, comme une poussée d'hormones... Et puis Noël, les festivités, l'ambiance un peu douce et hallucinée de l'après-festin, comme une gueule de bois où rien n'a l'air vraiment réel et où, pourtant, rien n'est véritablement impossible non plus. Je traîne sur l'ordi, regarde des bandes-annonces, pour la énième fois celle d'Albator. Ma mère surgit de nulle part, se poste derrière mon dos et témoigne avec vigueur de son excitation : elle veut le voir. C'est l'argument de trop : quoi de plus noble, en ce 25 décembre que de faire un geste altier et altruiste ? "Maman, enfile tes jambières et ta parka fushia, j't'emmène voir la mer au CGR de Torcy". 

Je n'ai pas de problème de nostalgie. Albator, s'il est une figure importante du panthéon de mon enfance n'est pas non plus un intouchable mythe. De manière générale, je conçois très bien qu'on déconstruise les mythes. Il arrive d'ailleurs, que ce soit une entreprise salutaire, voire profitable. Que l'on partage ou pas les points de vue politiques de Nolan, on doit admettre que sa relecture de Batman est intéressante. Certes, il est plus difficile d'en dire autant des réactualisations de Tron ou de Dragon Ball Z... Force est de constater que la version d'Aramaki, bien qu'auréolée de la bénédiction de l'auteur Leiji Matsumoto, souffre de trois problèmes impardonnables et qui resteront impardonnés pour longtemps. 

Teaser

Et c'est tout d'abord la faute de Harutoshi Fukui et de Kiyoto Takeuchi, les deux scénaristes, qui n'ont pas su insuffler au film une dimension réflexive et humaniste aussi forte qu'elle pouvait l'être dans la version d'origine. Ici, la dénonciation de l'opulence et de la surexploitation des richesses terrestres est remplacée par la menace démographique. Les terriens se sont dispersés dans l'Univers, l'ont pillé et veulent revenir sur Terre. Seulement, celle-ci ne peut tous les accueillir et la Terre est déclarée sanctuaire. Cherchant un sens métaphysique à leur propos, les deux auteurs donnent l'impression de ne pas savoir où donner de la tête. Leur texte est brouillon, faussement complexe, comme s'il dissimulait bien un manque cruel d'enjeux moraux. 

Les space opera, et les films de science-fiction en général, ont ceci de particulier qu'ils sont presque toujours des métaphores de notre présent, une tentative uchronique ou futuriste de dénoncer les travers de notre société. Star Wars s'inscrivait dans une double logique de guerre impérialiste au Vietnam et de guerre des auteurs contre les Studios ; Jin Roh offrait une réflexion sur l'état politique du Japon dans les années 60 et 70 et sur certaines dérives sécuritaires ; le récent Gravity est bien plus une réflexion sur l'avenir et la condition de la femme qu'une ode à la beauté de l'espace. Le scénario de Fukui et Takeuchi se perd, entre considérations écologique et guerre de survie, entre nécessaire recommencement et croyance religieuse dans le pouvoir de résurrection de la nature. Entre un taoïsme révolutionnaire en origami et un miyazakisme spatial aux dialogues qui sonnent comme autant de sentences, de verdicts graves et solennels d'un procès sans accusé. 

On passe donc sur les nombreuses infidélités faites au manga de Matsumoto et à l'animé de Rintaro. Exit les Sylvidres, place à la coalition Gaia (déesse de la Terre dans la mythologie grecque... si c'est pas se creuser la tête ça...). Exit aussi les tenues de none de Nausica, habillée ici comme une tenancière de bordel du Far West... Le deuxième gros problème du film est sa conception 3D terriblement hideuse. Si les graphismes de l'animation sont d'un grand soin pour ce qui est des paysages, des vaisseaux ou des combats interstellaires, ils sont assez calamiteux quand il s'agit de mettre en mouvement les personnages et de leur donner des expressions. Leur faciès est figé, comme un glacis léché de publicité, comme une animation soignée de jeu vidéo, mais sans âme qui vive, sans autre vertigineuse possibilité qu'un froncement de sourcil. Les visages des personnages sont en réalité, à l'image de leur personnalité : lisses et factices. L'échec des techniques de capture du visage est ici étonnant. 

Mais ce n'est vraiment pas sur l'animation qu'il faut blâmer Aramaki car, bien que quelques images soient trop sombres, ce qui est le lot de tous les films en 3D de toute façon, c'est la mise en perspective du film qui est dégueulasse comme pas possible. Ce n'est pas une question d'être pour ou contre la 3D. Pour le coup, l'idée qu'elle puisse être un atout spectaculaire m'avait même effleuré l'esprit. Sauf qu'ici, c'est tout simplement dégoûtant. Les contours bavent horriblement si bien que la moitié de l'image est floue ou dédoublée même avec les lunettes... Les seconds plans sont souvent illisibles, tout comme bon nombre de séquences trop lumineuses (tous les passages dans la verrière, avec les fleurs, etc.). Cela rend le film particulièrement pénible et douloureux, car l'enlaidissement est réel et la perde de qualité patente, surtout pour un film qui, au final, n'a plus que cela à offrir. 

Car il ne faut pas compter sur le plaisir de revoir Albator pour nous remonter le moral. Si le scénario est inutilement alambiqué et la 3D ratée, ne devait-il pas nous rester alors ce petit brin de nostalgie, ce simple plaisir enfantin, cet émouvant sentiment régressif de revoir un visage familier dans un nouvel univers visuel tout entier dévolu à sa gloire ? Diantre. Albator est aussi fantomatique que son vaisseau durant toute la première partie du film, n'apparaissant que par de frustrantes bribes où il ne dit mot, où il n'existe pas. Un spectre qui ne fait que retourner bruyamment sa cape, sans charisme, sans idéaux. Jamais il n'évoque ce qu'est pour lui la liberté, jamais il ne donne une dimension lyrique, héroïque, révoltée ou révolutionnaire à sa quête. En réalité, ce n'est l'affaire que d'une pauvre rédemption personnelle. Le drame ! Voilà notre résistant, mystérieux pirate défenseur des libertés humaines, cherchant à s'absoudre et à réparer ses propres erreurs (bon il a quand même foutu en l'air la Terre par ses conneries, mais tout de même, ça change pas mal de choses...). Psychologie de comptoir au beau milieu de l'espace intergalactique... Parole de Maman, on est loin de l'Albator 78 et de l'Albator 84... 

mardi 10 décembre 2013

DELTRON 3030 - Trianon, Paris

L'importance du projet avait presque de quoi faire peur. Finalement, que peut-on attendre d'un super groupe hip hop aussi bien gaulé,quand sur disque le groupe enchaîne chef d'oeuvre et coup de maître ? Si le premier Deltron, terreau de Gorillaz, faut-il le rappeler, était un album culte, sa suite, longtemps attendu se place dans le cadre difficile de devoir honorer le passé... Event II est un album qui ne démérite pas au côté de son ancêtre. Et sur scène ? On y va par curiosité, et en ce qui me concerne, je dois l'admettre, pour voir Del The Funkee Homosapien, un des plus importants et charismatiques MCs de ces deux dernières décennies.

La première idée brillante, c'est de laisser place à Kid Koala pour ouvrir. Non seulement le DJ nous permet de prendre la température d'un point de vue soundsystem, mais également de faire une démonstration impeccable. Fou et particulièrement enjoué, le type est aussi bon techniquement qu'il est un fin "selector". Un hommage appuyé aux Beastie ("pass the mic" et "So watcha want" hurlent dans la sono pendant qu'il crie "RIP MCA Beastie Boys!!"), un Second Bad Vilbel dAutechre muté en pâteuse agression lourde, un Machinegun de Portishead renforcé rythmiquement, et surtout un incroyable Poison Dart de Kevin Martin, collègue de label, sont parmi les morceaux qui pilonnent la salle grâce au son colossal que délivre les enceintes du Trianon. Plus technique, il est capable d'enchaine musique hystétique  pour enfants (Yo gabba gabba) avec un morceau plus solennel, où il ajoute à un chant féminin très sobre de magnifiques sonorités de sirènes qu'il accole mélodiquement au squelette originel. Sans être de la trempe d'un Mix Master Mike, il est un technicien sérieux, appliqué et créatif. On apprécie d'autant plus que Kid Koala joue sans laptop, sans serato, et pioche chaque morceaux dans une mâle à vinyle. Le genre de pratique qui semble presque d'un autre âge.

Vingt minutes de pause et c'est un orchestre d'une douzaine de musiciens qui prend place, ainsi que 4 choristes. Un batteur qui semble avoir peur de faire mal à son kit et un guitariste qu'on jurerait échappé d'un groupe de stoner japonais s'installe également, accompagné de Juan Alderte, bassiste de feu Mars Volta. On sait que le carnet d'adresse de Dan The Automator est important, et il le prouve en prenant le premier intermittent possible pour tenir la 4 cordes. Dan The Automator, producteur de l'album et tête pensante du projet, joue la carte du chef d'orchestre au pied de la lettre. En queue de pie, il mène son orchestre (ou son contrôleur MIDI) à la baguette. Pourquoi pas. Producteur de l'ombre,  responsable de quelques réussites pop (Gorillaz) et d'autres chef d'oeuvre  (Handsome Boy Modeling School, Dr Octagon...) sa présence est singulière mais justifiée. Devant, c'est Del qui sera l'incarnation de ce projet fou, sorte de SF sonique rugueuse et ambitieuse, qui s'appuie autant sur les sons galactiques que les orchestrations de William Sheller. Empereur de l'underground, Del est surtout connu pour être la voix du tout premier maxi de Gorillaz, et aussi pour être le cousin d'Ici Cube qui, avant de jouer dans Anaconda, avait sorti quelques bons disques, et produit le premier LP du MC. Del est un de ces rappeurs au talent souvent mis en avant mais aux succès modeste. Pourtant, ses albums sont toujours de très bons enregistrements, de son classique 'No Need for Alarm', à des choses plus récentes comme son album avec Tame One ou "Funk man". Flow élastique, paroles barrées, le type fait partie des grands du rap indé. Avec un line up aussi impressionnant et solide, on se fait forcément petit quand résonne "3030", morceau inaugural du premier enregistrement, renforcé par l'improbable orchestre. Cuivres et cordes sont amples et le son est décuplé, la beauté de la partition initiale est magnifié par le live et l'affiche. Del est particulièrement à l'aise avec ses paroles et son flow en caoutchouc donne l'impression d'une facilité pour lui. Il joue avec une tranquillité comme un instrument à part entière, sans forcé, tout en habitant la scène de petites danses qui me remémorent le genre de gestuel que peut avoir 3D de Massive Attack.

90 minutes de show, allant piocher aléatoirement dans les deux albums, voilà ce que propose cet ensemble assez impressionnant, mené avec talent par ses 3 cerveaux. Dan the Automator fait surtout le spectacle, mais Kid Koala habille de milles sons et textures les morceaux avec l'intelligence qu'on célébrait déjà lorsqu'il entamait la soirée. Del, du haut de ses 27 kilos assure un spectacle en décalage totale (il est en survet et se pointe en skate) mais incarne son personnage et son univers avec conviction. Forcément, le groupe a annoncé des invités sur ses dates européennes. Alors on se permet de croire que De La Rocha a suivi son pote de Mars Volta. On imagine que Damon Albarn a pris un billet d'Eurostar pour faire quelques morceaux. On espère Mike Patton. On aura... Anaïs, dont Dan vient de produire l'album. Faut-il vraiment souligner la surprise et la déception ? Et si Albarn n'est pas venu, le show se clôture en dernier rappel sur... "Clint Eastwood". Beaucoup ont parlé de "reprise", mais finalement, quoi de plus logique ? Deltron a préfiguré Gorillaz il y a plus de 10 ans et la paire Del/Dan est responsable du morceaux autant que le chanteur de Blur. Les voir se ré-approprier cet énorme morceaux dans le cadre de Deltron est jouissif. Comme un puissant rappel de leur créativité, de leur génie, mais aussi comme un moyen d'exorciser une absence de 13 ans, puisque pendant longtemps, Clint Eastwood fut la dernière trace sonore du groupe. Très belle conclusion pour une performance incroyable d'un groupe inventif, intelligent, qu'on espère encore inspiré pour la suite.