Il y a quelque chose de profondément emmerdant dans le documentaire de Valloatto, produit par Radu Mihaileanu (Va, vis et deviens). Caricaturistes propose douze portraits de caricaturistes qui, à travers le monde, lutte contre les systèmes, dénoncent, s'indignent, font rire, au risque d'y perdre leur droit à travailler, au risque d'y perdre leur vie. Le postulat du film est le suivant : tous ces caricaturistes sont à l'avant garde des combats démocratiques en cela qu'ils représentent les premières lignes de la liberté d'expression. Toucher aux caricaturistes, c'est toucher aux libertés fondamentales, c'est toucher au bon fonctionnement de la démocratie dont ils sont les pourfendeurs.
Le film propose donc des portraits intéressants d'hommes et de femmes qui dessinent dans des contextes politiques instables et dangereux. La réalisatrice a la bonne idée de ne jamais sortir ces "fantassins" des conjonctures qui en ont fait, tantôt de petits héros nationaux, tantôt des victimes des institutions répressives. Elle mêle de courtes mais efficaces recontextualisations qui permettent de saisir les enjeux de la caricature dans le temps et dans le moment où elle est produite, mais pas à tous les endroits, effaçant parfois les complexités politiques et sociales. C'est le cas par exemple du Venezuela, réduit à un Etat dictatorial, sans nuance, mais aussi du Mexique, dont la situation politique et les circonstances de la migration du caricaturiste cubain sont complètement éludées, ou bien encore de la Chine, dont le contexte autoritaire est très étrangement lissé.
On le voit, la démarche est d'internationaliser les problématiques relatives à la liberté d'expression : en choisissant des caricaturistes du monde entier, le film tente d'échapper à l'écueil ethnocentriste, donnant la parole à des dessinateurs africains, sud-américains et asiatiques. Mais l'appareil est étrangement homogène. Tous défendent la liberté d'expression, bien évidemment, mais en faire pour autant des "fantassins" de la démocratie me semble être un raccourci rapide, tout comme il y a raccourci à sous-tendre que la démocratie est, de fait, un régime progressiste (puisque défendue par une avant-garde présupposée progressiste).
Cette homogénéité de valeurs efface considérablement l'importance des orientations politiques de chacun. Tous cachés derrière un esprit "droit de l'hommiste", rien ne les distingue véritablement dans l'orientation qu'ils peuvent avoir. Or, on en conviendra, un caricaturiste qui oeuvre pour Rivarol ou dans Signal d'Alarme et un caricaturiste de Charlie Hebdo ou de l'Humanité, n'ont assurément pas la même définition de ce que doit être la démocratie et n'ont pas le même usage non plus de la liberté d'expression. Loin de moi l'idée de dire qu'il n'y a pas d'égalité dans cet usage, mais cette posture englobante dissimule mal le fait que, malgré tout, l'on peut-être caricaturiste sans pour autant être démocrate, et que l'on peut-être également caricaturiste sans être progressiste. Chard n'est pas Plantu, et vice et versa.
C'est là le deuxième biais du film : la démocratie - dont on ne sait jamais vraiment ce qu'elle signifie ici pour eux, si ce n'est qu'elle est garante de la liberté d'expression... et c'est tout - serait un système politique par essence progressiste. Or, au delà de l'obscurité qui entoure ce terme, on peut difficilement voir, dans les exemples récents, une corrélation indéniable entre démocratie et progrès. Pour rappel, les élections législatives qui suivent mai 1968 sont remportées par le Général de Gaulle. Une victoire de l'ordre sur la "chienlit". De même, les élections démocratiques qui ont suivi la révolution tunisienne ont consacré le parti Ennahdha, l'élection égyptienne de ce weekend va voir la victoire d'un général à la tête de l'armée, les élections européennes ont vu la poussée de partis néonazis, en Allemagne (un eurodéputé), en Hongrie (le Jobbik) ou en Grèce (Aube Dorée). On aurait plutôt tendance à croire Badiou lorsqu'il affirme que la démocratie (représentative) est réactionnaire...
Le triptyque caricature-démocratie-progrès est donc fortement discutable et l'absence de nuance politique, de débat véritable au sein même du film, est gênant. Au lieu de soulever de véritables problématiques, qu'elles soient politiques ou éthiques, le film cherche un consensus qui est déjà installé de façon pérenne. Comme lorsque les dessinateurs ivoiriens et burkinabés discutent ensemble, l'un affirmant à l'autre qu'il ne pouvait pas publier une caricature représentant très clairement un pénis et des testicules. Jamais on ne demande pourquoi, jamais on ne questionne les interdits et les raisons de ces interdits.
Malgré toute la sympathie qu'il peut nous inspirer, en se bornant à décrire l'héroïsme de ses protagonistes, en noyant leur partis pris politiques ou intellectuels dans un "nous sommes là pour faire rire" qui refuse toute profondeur, Caricaturistes déçoit et ne vend finalement que ce qu'il pouvait faire de pire : un film consensuel sur l'importance de la liberté d'expression, applaudi en salle parce que politiquement indigent.