lundi 14 avril 2014

SONIC PROTEST - TERMINAL CHEESECAKE

Ca fait 10 piges que le festival Sonic Protest empile affiches de qualité, c'est pourtant la première fois que je me décide enfin à prendre mon billet. Il y a du en avoir, des grands moments dans l'histoire de ce festival, mais le line up cette année est tout de même effrayant : des mecs de Sonic Youth séparés, Merzbow... et Terminal Cheesecake. Bien entendu, parce que je suis un connard, je me pointe assez tardivement et mon copilote de la soirée me fait remarquer que nous avons raté Action Beat, probablement pas le truc le plus pourri sur scène. Les échos concernant Selvhenter sont plutôt positifs aussi. On arrive pendant le set de The Rebel, soit le projet solo du mec de Country Teasers pour une sorte de mélange country/blues et qui cause de trucs qui mettraient mal à l'aise les plus sains d'esprits-tu m'as compris. Tout seul avec une guitare au son impressionnant, un clavier qui fera bien 6 notes, et une cravate acheté dans la journée, The Rebel produit un truc qui a du charme mais avec lequel je rentre difficilement en connexion. Probablement plus cool à saisir quand tu as révisé ton harap's, mais à part des évidences comme "whore" ou "dick", je suis inapte à saisir ce qu'il baragouine. L'humour va jusqu'au stand merch: puisque le type n'a rien à vendre, il a collé la set list du soir sur des posters hologramme moches à base de chiots et de dauphins. Une bonne idée, tiens.
Le Cercle des Mallissimalistes (!) prend place derrière, accompagné de Xavier Quérel aux images,  pour ce qui sera la bonne surprise de la soirée. Avec ce "je ne sais quoi" très français, un peu baroque et indescriptible LCDM (re-!) me fait songer à un Hint en big band ou un Picore dénudé de son hip hop. Un rock cyclique et progressif, avec des accents électroniques à la Trans Am hyper bien gaulé, au groove imperturbable, aux claviers larges et aux riffs malins le groupe se paye un artisan de l'image de grande qualité en guise d'accompagnement. Plutôt que de diffuser des images bidons genre "je découvre Herzog j'en carre partout", le type joue avec la lumière et les bandes comme autant d'instruments visuels et mouvants, évitant la facilité et multipliant les trouvailles efficaces, se balladant dans le public et au milieu du groupe pour projeter la lumière ou brulant du film devant d'énormes loupes. Le groupe arrive au bout de sa cavalcade sous les applaudissements largement mérités. La semaine dernière je me fadais BOSSK en première partie d'Old Man Gloom, voilà que Le Cercle Des Mallissimalistes me prouve qu'on peut encore faire des choses simples et efficaces sans être vulgaires.
Terminal Cheesecake est un groupe assez peu connu et pourtant quasi légendaire. Reformé l'an dernier avec un line up reprenant moults membre d'origine, TC est une entité emblématique de l'Angleterre des années 90. Audacieux,  ambitieux, n'ayant pas eu peur de faire des mélanges improbables, Terminal Cheesecake se place quelque part entre Pop Will Eat Itself, God/Ice, Butthole Surfers et même Primal Scream. Un truc barré et capable de mixer aussi bien des éléments dub et noise, rock et électronique. A sa tête, Russell Smith, associé à M.A.R.R.S et A.R.Kane (les premiers étant les géniteurs de "Pump Up The Volume") qui monta avec Gary Boniface et Gordon Watson le groupe à la fin des années 80. Après 2 albums, TC se retrouve sur Pathological, l'excellent défunt label de Kevin Martin (qui signa également 16-17, Techno Animal, Oxbow, Brotzmann, Zeni geva...) avec qui ils publieront d'ailleurs un split (God/TC). Après l'arrêt des frais en 95, Smith jouera dans Skullflower et God, tandis que les autres membres auront experimenté dans d'autres groupes plus discrets. Le groupe se reforme l'an dernier avec Smith et Watson, aidé de John Jobbagy à la batterie (batteur originel passé par Ice), Dave Cochrane (God, Ice, The Bug, Greymachine, Jesu, Transitional, Head Of David... soit l'ensemble des groupes les plus importants que l'Angleterre ait pondu ou presque depuis 3 décades) à la basse et le chanteur de Gnod (combo dans la veine de Shit & Shine) pour remplacer Boniface. A ce stade, tu as lu une suite de nom qui ne t'évoques pas grand chose, peut-être, alors je n'épiloguerai pas 10 plombes: Terminal Cheesecake, après une intro hypnotique est parti comme un tank sur le public, puissant, où tout les musiciens, bien calés ensemble, on administré une torgnole sévère. La formule du groupe, soit cette noise psyché lourde et massive, s'est magnifiquement mise en forme dans le hangar de la parole errante à Montreuil pour une transe de bruit impérial. Jobbagy est un batteur incroyable, extrêmement puissant avec une frappe jazz déroutante, tandis que Cochrane a apposé ses épaisses lignes de basses boueuses comme un goudron malsain, portant ainsi les guitares du duo Watson/Smith, entre riff massif pour faire chouiner doomsters sensibles et plan tout en wah, galactique, loin. Neil de Gnod prend son rôle très à coeur et saute comme une grenouille anoréxique toute la durée du show, devant le reste du groupe jouant en formation serrée. Show court mais maitrisé, Terminal Chesecake a prouvé en une heure qu'on peut être et avoir été, en pliant bien des groupes réputés inaptes à créer réellement quoi que ce soit de pertinent aujourd'hui. Sévère.

mardi 8 avril 2014

PANSONIC - Oksastus

Si la carrière de Pansonic s'est soldée par un crash royal symbolisant, visiblement, une mésentente solide entre les deux protagonistes, elle s'est également imposée sous le signe d'un album d'adieu parfait et d'une tournée de fin de vie magnifique. Quoi de plus logique, finalement, que de faire act de cet élan finale qu'un album live, retraçant les derniers moments de vie du duo avant l'explosion programmée.
D'ailleurs, vu que de musique dites "électronique" nous parlons, il serait presque logique de faire un parallèle avec la programmation. Mais au bout de ces 4 faces que constituent ce magnifique double LP (avec typo vernies du plus bel effet emballant deux vinyles blancs) c'est la science et l'intelligence de Pansonic que l'on célèbre. De programmation il n'y a pas vraiment. Dirons nous qu'il s'agit d'un squelette rythmique, d'une boite à rythme monomaniaque. Mais sur le rythme ne s'appose jamais le moindre "riff" ou la moindre séquence mélodique. Sur le beat reste le bruit, lâché comme un chien fou, mordant l'oreille pour ne la rendre qu'une fois saignante. Mâchée avec vigueur et haine, recrachée avec mépris. Les machines de Pansonic ne sont que des instruments mises en vie sur scène. Les sons se déploient, comme de longs larsens, de longs plans gluants, sans structure. Le duo articulaient le son comme il venait et jouait à le dompter au mieux pour le rendre envahissant. De structure il ne semble plus y avoir, mais juste un socle et une éternelle soif de moduler le son, le transformer directement, et utilisant les osccilateurs et réverbérations, les effets et dégradations comme autant d'outil sculptant la musique même et non plus la nature seule du son. Un concept arrivant pourtant à l'impression de finir sur une expérience finie, globale et totale. Dans un dernier souffle discographique (à ce jour), Pansonic émet un dernier râle qui impose le respect.

lundi 7 avril 2014

Leçons d'harmonie de Emir Baigazin

Des herbes folles, d'un vert incroyable. Au fond du plan un arbre gigantesque mais lointain. Un jeune garçon entre dans le champ par la gauche et déambule lentement dans ce champ de verdure quasi paradisiaque. Titre. Ce même garçon course un mouton en souriant. La caméra est posée dans la cour, face à une vieille bâtisse recouverte de neige. Le garçon et le mouton sortent du champ. On entend leur course heurtée sur le sol gelé. Puis l'adolescent revient en tirant la bête par les pattes. Il l'attache et sa grand-mère lui apporte une bassine. Le jeune homme égorge alors le mouton et le laisse se vider de son sang. L'animal est accroché à une branche. Dépeçage, éviscération. 

Aslan est un jeune garçon mutique de 13 ans. Renfermé, solitaire, il n'a pas vraiment d'amis à l'école et encaisse, comme les autres, la loi de Bolat et de son gang. Lors d'une visite médicale, Aslan va subir une humiliation ultime : tous les garçons doivent baisser leur pantalon pour que le médecin inspecte leurs parties génitales. Mais cela se fait en présence d'une infirmière dont la beauté émeut les jeunes adolescents. Pour faire retomber l'excitation, ils trempent leur verge dans un verre d'eau froide. Alors que le tour d'Aslan vient, Bolat lui dit que s'il a besoin de débander, il peut boire le verre d'eau médicamentée. Une fois dans la pièce, Aslan se jette sur le verre et le boit d'une traite. L'infirmière esquisse un léger sourire. De l'autre côté de la porte, ses camarades sont hilares. Ce verre, ils y ont tous trempé leur sexe... Aslan sort, droit, silencieux, accablé. Au milieu de la foule, Bolat le désigne et l'ostracise, interdisant à quiconque de lui adresser la parole. 

D'emblée, Emir Baigazin trace les contours sombres d'une relation de l'homme à ses semblables et à l'animalité, baignée de frustration et de violence. Leçons d'harmonie est un premier film exaltant, d'une beauté froide construite autour de plans fixes très structurés, qui jouent tantôt sur l'enfermement des personnages en rétrécissant le champ de vision du spectateur (l'action se déroulant au second plan, entre deux murs par exemple) et sur les ouvertures, souvent associées aux escapades oniriques d'Aslan, ou aux extérieurs (le magnifique plan du garçon devant la fenêtre d'une maison en ruine, ouvrant sur l'infini des steppes). Voilà où sont les quelques résidus de beauté d'une terre inconnue, un Kazakhstan dont on ignore tout ou que l'on ne connait que par les délires mégalo de son président-dictateur, Noursoultan Nazarbaïev. Mais ce sublime ne surgit que par de très rares bribes, car dans le théâtre scolaire se joue l'entièreté d'une pièce qui raconte le Kazakhstan contemporain. 


La métaphore animale de Baigazin fait écho à celle initiée par Jia Zhang-Ke dans son récent Touch of Sin. A l'image de ce qu'a pu faire le réalisateur chinois, Baigazin transforme les animaux en miroir de notre condition humaine et en souffre-douleur sur lesquels nous transférons la violence que la société nous inflige. Le film s'ouvre sur la mise à mort ritualisée du mouton, à laquelle Aslan semble prendre un certain plaisir. Le moment où il course la bête est le seul sourire qu'il décroche du film ! Mais la mort du mouton intervient à un moment où nous ne savons encore rien du jeune homme. Elle prend une valeur presque documentaire, racontant bien plus les conditions de vie dans les steppes kazakhs que la psychologie de ce jeune garçon qui tue, certes avec facilité, mais à des fins nutritives. 

Aslan est obsédé par la propreté. Il se lave plusieurs fois par jour, mange du dentifrice, regarde des reportages sanitaires à la télé. Il ne supporte pas la présence des cafards chez lui. Il les capture, monte différents stratagèmes afin de les tuer ou de les torturer. Son obsession vire à la psychopathie lorsqu'il fabrique une chaise électrique adaptée aux insectes et sur laquelle il leur inflige différentes tortures. Aslan réalise sur ces petits animaux ses fantasmes de vengeance à l'encontre de Bolat et sa bande. Le gamin est bizuté, humilié et racketté, à l'instar de ses camarades. Or l'injustice de cette situation et la chape de violence qui plane sur l'école le remplissent d'une haine qu'il est incapable d'expulser autrement qu'à l'encontre des cafards. Autre animal ô combien symbolique : si le mouton est depuis longtemps l'animal qui caractérise le suiviste, celui qui se laisse faire, qui subit sans rien dire, le cafards lui, est bien l'animal nuisible par excellence. Or on l'a vu au début du film, Aslan a tué la victime qu'il y a en lui. Il ne se laissera pas faire et les cafards qui pullulent dans son école en payeront le prix à un moment où à un autre. 

C'est là qu'Aslan devient lézard. Dans les dunes, il capture un beau reptile qu'il met dans un bocal et qu'il emporte avec lui à l'école. Lorsqu'il reste seul dans le collège après les cours, il semble vouer une admiration ou plutôt, une fascination certaine pour l'animal qu'il contemple. Aslan en capture d'autres, qu'il va nourrir avec les cafards qu'il attrape par dizaines. Le garçon va se venger, lui, et son seul ami, Mirsain, tout juste arrivé de la ville. Mirsain ne veut pas se soumettre au diktat de Bolat et le défie ouvertement. Seulement, avec l'aide de sa bande, ils lui mettent une belle race... Mirsain tente lui aussi d'échapper à la confrontation directe, mais d'une autre façon qu'Aslan. Il parle avec nostalgie de cette salle d'arcades de la ville où il se réfugiait quand ça n'allait pas, de ce paradis artificiel, de cet exutoire où la violence n'est pas réelle, où elle ne blesse pas. 

Cette accumulation de vexation et de violence aboutira au meurtre de Bolat, puis à une enquête policière et à l'arrestation des deux garçons. Mais aucun ne livrera la vérité sur ce qui s'est passé. Mirsain mourra en prison, on ne sait véritablement comment, et Aslan sera relâché. Baigazin introduit alors un plan subtile et définitif sur le sort des lézards. Pendant l'absence d'Aslan, personne ne les a nourris. Ils se sont entredévorés. Aslan est ce dernier lézards, celui qui a dévoré les autres pour survivre. Celui qui a débarrassé le collège d'un cafard (sitôt remplacé par un autre), et qui a dévoré son seul compagnon en cellule dans ultime spasme sec, froid, cannibale. 


Leçons d'harmonie est une sorte de guide de survie dans un territoire hostile qui n'est pas réductible à l'échelle du collège, mais qui peut se lire à celle du Kazakhstan, du monde peut-être. En racontant cette terrifiante histoire, Baigazin raconte aussi l'échec de la révolte qui s'achève en prison, puis à l'hôpital. A ce titre, son film fait peut-être écho aux révoltes qui ont traversé le pays en 2011, surgissantes puis disparaissantes, sans héritage et sans lendemain. C'est un petit précis de politique : le jeune Bolat, le caïd du collège n'est qu'un pantin entre les mains de deux jumeaux plus âgés. A la suite de la mort de Bolat, le réseau de racket qu'ils avaient mis en place est démantelé, les jumeaux arrêtés. On pourrait croire que la vie de l'établissement va pouvoir reprendre, mais cet espoir meurt dans l'instant. Un nouveau réseau se met en place et le racketteur banni au début du film (un religieux qui récolte de l'argent pour les "frères en prison") s'installe et prend possession du territoire. Voilà à quoi ressemble les révolutions contemporaines. Il n'y a qu'à voir l'Ukraine à l'époque de la Révolution Orange par exemple. Les révoltes sont sans lendemain, sans projet. Pour Baigazin, il n'y a eu ici qu'un déferlement de haine, de frustration cathartique. L'assassinat de Bolat est un acte isolé et solitaire. Il touche au coeur du système, mais pas à sa tête. Et surtout, les moutons eux, sont toujours là et se soumettent, sans rien dire, à leur nouveau despote. 

Aslan est de nouveau seul, seul avec le souvenir de ces deux garçons qui auraient pu ne jamais mourir, qui auraient pu être des amis (comme dans cette séquence à la salle d'arcades où Aslan rêve de les voir jouer l'un en face de l'autre). Le film se clôt dans un élan de poésie magnifique, un peu comme il s'est ouvert. L'adolescent est recroquevillé au bord d'un lac, vêtu d'un slip de bain. Il se dresse et, sur l'autre rive, il voit Bolat et Mirsain qui lui font signe et qui l'invitent à les rejoindre. Alors, un milieu de ce Styx, passe, dans une délicatesse folle, un ange. Il n'a pas la forme d'un ange, non, mais il en a toute la force symbolique. Le cycle se ferme, l'oeuvre également. Leçons d'harmonie est riche de son témoignage, de sa radicalité, de sa beauté plastique, de son contenu âpre, du Kazakhstan qu'il raconte. J'aurais pu parler, des paragraphes durant, de l'attirance qu'Aslan ressent pour la belle Akhzan, jeune musulmane voilée dans une école et dans un pays qui donnent de plus en plus de place et de pouvoir aux femmes, de la dénonciation de la torture institutionnalisée dans la police et dont les deux gamins sont victimes, de ce flic qui était prof d'histoire avant de frapper des gosses dans une geôle sordide... Mais j'en ai déjà trop dit, et tant que Leçon d'harmonie est en salle, il vaut mieux encore le voir. 

vendredi 4 avril 2014

La Crème de la crème de Kim Chapiron


Au sortir de La Crème de la crème, on peut se demander ce qui meut véritablement le cinéma de Kim Chapiron. On reconnaîtra à son cinéma d'être traversé de bonnes intentions, bien souvent galvaudées par une absence de perspective globale. Sheitan par exemple. De prime abord, Chapiron semble vouloir renverser un rapport de force : celui établi entre français issus de l'immigration et français dits "de souche". Ses personnages principaux, enfants d'immigrés, banlieusards dont les hexis et les habitus laissent transparaître leur appartenance à des franges culturelles minoritaires et dépréciées mais aussi leur relégation sociale, sont propulsés hors de leur territoire. Leurs codes et leurs modes de représentation sont alors remis en cause par la confrontation directe et violente avec une France rurale qui leur est étrangère (renversement du rapport : ce ne sont plus eux les étrangers, mais ce sont bien ces "souchiens" pour reprendre le terme de Houria Bouteldja). Seulement, pas avare de schématisme, Chapiron heurtait cette jeunesse doublement délocalisée (déracinement culturel, d'abord, et déracinement géographique puisqu'ils sont envoyés hors du ghetto où ils sont habituellement enfermés - Chapiron aurait-il lu les travaux de l'école de Chicago ?) à une meute triviale, aliénée, consanguine et débilitante, métaphore peu subtile d'une France profonde post-2002 qui refuse la mixité, vit dans le mysticisme et engendre des monstres. En cela, Sheitan était tout aussi manichéen que le(s) Frontière(s) de Xavier Gens, qui entretenait les mêmes fantasmes et la même opposition symbolique entre gens de la ville et gens de la campagne, entre ouverture multiculturelle et renfermement eugéniste. 

Le sociologue Chapiron a cette fois dû se tourner vers les succès de librairie des Pinçon-Charlot, grands spécialistes des riches et de leurs modes de vie, et a choisi de plonger dans l'univers des grandes-écoles parisiennes. Kelliah, Louis et Dan sont trois étudiants de l'une des plus grandes écoles de commerce. Ils vont monter un réseau de prostitution plutôt luxueux au sein de celle-ci en déclinant les préceptes économiques de l'offre et de la demande, ceux-la mêmes qu'on leur enseigne dans l'établissement.

Le pitch est ouvertement provocateur et aurait pu servir de base intéressante à une analyse profonde et systémique des logiques économiques qui régissent globalement le monde dans lequel nous vivons. Mais la déclinaison qu'en fait Chapiron à une échelle microéconomique est horriblement scolaire et ferait presque mourir d'ennui un étudiant de terminale ES... Grossièrement, Chapiron travaille plus sur les modèles de reproduction que sur le modèle économique, et il se place à deux échelles, la reproduction sociale à l'intérieur de l'établissement, et la reproduction économique simpliste, orientée autour des rapports de domination de classe et de genre. 

Qui sont nos trois protagonistes ? On se croirait revenu à la Révolution française... Louis, c'est l'aristocrate, le "fils de", héritier d'un domaine, Versaillais de naissance comme de principes, arrogant, discourtois, misogyne, élégant. Dan, c'est le bourgeois, le fils de nouveau riche ou plutôt du "riche" qui a mérité de l'être parce qu'il a gagné sa situation (son père va recevoir la Légion d'honneur et il hésite à la prendre). Il est très porté sur le blé, il connaît les rouages de l'économie comme personne. Il n'a pas la prestance ni la légitimité de Louis mais il cherche à faire ses preuves. Kelliah, c'est l'intruse, l'énigme. La fille de prolo arrivée là parce que la République égalitaire et méritocratique récompense quelques pauvres pour avoir bien copié les valeurs des puissants et pour éviter que le système de reproduction sociale en place ne paraisse inique auprès de ceux qui sont en bas de l'échelle (et qui y resteront toute leur vie).  

Au sein de son microcosme d'école, Chapiron redessine les divisions de classes et la reproduction des barrières sociales : Kelliah est une première année. Autant dire que, malgré son Master d'économie (!!), elle ignore tout du fonctionnement du monde. Toutefois, elle est habitée de cette étrange mélancolie nihiliste du pauvre, ce jemenfoutisme qui la transforme en louve, en rapace plus rapace encore que les maîtres à qui elle se lie. Dan est complexé par son illégitimité : aux yeux des aristocrates comme Louis, tous beaux et tous membres de clubs où ils peuvent baiser comme bon leur semble, Dan est un parvenu, un "prolétaire qui a réussi". Son physique ingrat, matérialise sa relégation dans les sous-couches de la hiérarchie : il est un dominé parmi les dominants et doit faire ses preuves. Louis quant à lui, détient déjà toutes les clefs du système. Il est né avec tous les capitaux bourdieusiens entre les dents. 

Et on voit bien ce qui va lier ces trois lascars : la croyance du pauvre qu'en se faisant passer pour plus vorace que le maître, il va réussir à en déjouer le système (alors qu'elle coulera, comme les autres, et certainement plus bas encore) ; l'avidité du parvenu et son envie irrémédiable de surmonter son complexe d'infériorité (baiser, baiser, baiser, baiser) en faisant montre d'un talent de gestion, de marchand, d'économiste hors paire ; l'opportunisme du "déjà riche", voyant là une chance (une de plus) d'être encore plus riche qu'il ne l'est déjà. Alors ces trois-là montent leur affaire et vont monnayer les charmes de jeunes femmes.

Soyons fun, soyons des escort girls. Le propos est trouble autour de la question soulevée ici. Ces trois jeunes gens vont aller chercher de jolies filles dans des situations difficiles ou quelconques (l'une vend des parfums, l'autre distribue des journaux, une autre encore remplit des rayons de Supermarché...) et leur proposer de dépasser leur complexe de classe : mesdemoiselles, vous êtes belles et votre beauté à une valeur marchande, tout comme votre sexe et ce que vous êtes capables d'en faire. Chapiron met en exergue l'absence effarante de sentiments dans cette démarche : tout se monnaie, tout est économiquement viable. Pire, notre trio semble ignorer la possibilité de l'émergence du sentiment amoureux. Plus encore, lorsqu'il surgit, il pense pouvoir le monnayer à son tour. L'échec est sublime, d'autant plus sublime que l'amour est là mais qu'ils sont incapables de le toucher. Car incapable de l'appréhender et d'en comprendre les implications. L'amour, c'est une "frayeur" comme ils disent. 

Terrifiant. Ces jeunes riches de Chapiron vivent dans une pornocratie globalisée qu'ils entretiennent avec un mépris fun et engageant. Ils ne font pas que reproduire leurs caractéristiques de classe, ils les déploient encore et encore jusqu'au sabordement, ignorant toute mise en garde, se repaissant de leur toute puissance, un peu comme des traiders de Wall Street d'avant crise (c'était quand déjà ?). Seulement, comme dans le monde de la finance, leur petit jeu va s'effondrer et la sanction sera sans appel. Et Chapiron, dans un élan surprenant de romantisme ou de lucidité, je ne sais pas, fait rejaillir clairement le seul acte positif et expiatoire au moment de leur mise à mort : un langoureux baiser entre Kelliah et Louis, qui lie à la fois les classes et fait la nique aux juges. 

Espoir ou dernier bras d'honneur ? C'est un peu une sacralisation stupéfiante d'un "no futur" faussement punk qui semble en réalité vous dire : "peu importe que nous soyons punis, nous recommencerons car nous sommes unis". Mais recommencer à faire quoi ? A niquer le système ? Non, pas du tout. A l'amplifier, à le reproduire mais en pire, à le défigurer encore et encore pour qu'il explose toujours plus fort. Toute la fumisterie du film de Chapiron tient en une phrase tenue lors de la présentation du film : ceci n'est pas un pamphlet contre les écoles de commerce. Ah bon ? Mais alors, qu'est-ce que t'as voulu raconter copain, que les jeunes fils à papa se branlaient aussi sur Chatroulette et qu'ils écoutaient aussi Justice ou The Shoes ? Qu'ils étaient tellement précoces qu'ils montaient déjà des réseaux de prostitution à l'école et qu'ils en avaient rien à foutre de se faire gronder par le dirlo ? Les garnements... Chapiron refuse simplement d'avoir un point de vue politique sur ce qu'il présente. Absence de vision, absence de perspective, encore une fois : la dimension politique de ce qui aurait pu être un film démonstratif, certes, mais ravageur, est sacrifiée sur l'orée du "fun à tout prix", des bons mots, des cocasseries. Alors pourquoi tu fais des films ? Pour faire réfléchir les gens ? Mais à quoi, si toi même tu refuses de prendre position et de défendre ce qu'il y a dans ton film ? Il n'y a rien de pire, lors d'une présentation, qu'un cinéaste qui n'a rien à dire sur ce qu'il a fait. Peut-être parce qu'il n'a pas réfléchi à ce qu'il faisait. Chapiron s'est voulu Fincher, il s'est fait Costa-Gavras : son Social Network ressemble au Capital,  sa crème à du beurre.