Que pouvait-on attendre de ce deuxième volet du Hobbit, "modeste" préambule au Seigneur des Anneaux, de 320 pages dans sa version poche, transformé par Peter Jackson en tonitruante trilogie de trois fois 2h40 ? Au vue de Un voyage inattendu, on avait déjà un semblant de réponse : en grand pédagogue, Jackson faisait revenir Frodon et le vieux Bilbon pour une réactualisation visuelle de la précédente trilogie, avec reprise des décors, des figures, des visages, des lieux... L'introduction du premier volet avait tout de rassurant, et c'était bien là l'objectif : plus qu'amadouer, il fallait assurer la frange tranquillement acquise que tout allait repartir comme on l'avait laissé la dernière fois. La Comté et ses paysages champêtres, les obscures forêts ensorcelées, les grottes de la Moria, les vastes landes désertes... La Désolation de Smaug proroge cette démarche : rien, non rien, ne sera fait pour te déboussoler toi, le fanboy de la première trilogie de Jackson. Il faut dire que la méthode est maintenant bien rodée, et elle consiste en deux points particulièrement pernicieux : un affaissement psychologique total des personnages porté jusqu'à l'infantilisation et une soumission de l'intrigue à l'impératif spectaculaire.
Disons le franchement, il n'y a pas de personnages dans cette trilogie, il n'y a que des ersatz de figures, de vagues contours rapidement esquissés, une pelletée d'enfantillages consternants et de rustres performances physiques grimaçantes. Que dire du personnage de Thorin ? L'une des thématiques centrales de l'oeuvre de Tolkien est la tentation. Celle des hommes face aux pouvoirs que pourrait leur conférer l'anneau ; celle d'une frange des elfes quant à certaines prétentions territoriales ; celle des nains face à l'or qui jonche le sol de leur royaume sous la Montagne. Durant les 5h20 de ces deux premiers épisodes, Thorin n'est effleuré par une prémisse de doute qu'au moment où Bilbon est dans Erebor, à batailler avec le Dragon. Alors, là, oui, il a l'oeil qui tourne et ne sait plus trop si c'est le trésor et son prestige qui compte ou bien son ami le Hobbit... Sinon ? Bah vous pensez bien, il est trop occupé à se faire une descente de rivière en tonneau, comme s'il était au parc Astérix le gus...
Que dire également du personnage de Bilbon ? A croire que, parce qu'on est un personnage de petite taille, on doit être considéré comme un enfant en permanence. Je suis de mauvaise foi : c'est également le sort que réserve Jackson à tous les nains qui l'accompagnent. Une bande de vieux enfants, aux caractères aussi complexes et trempés que ceux de Blanche-Neige... Bilbon n'existe pas ; car mis à part les quelques grimaces facétieuses ou énervantes, c'est selon, son rôle est également réduit à la portion congrue. S'il se met à jouer plusieurs fois avec son petit anneau, il n'évoque son effet tentateur et déstabilisant qu'à une seule reprise : le ridicule moment où il confie à Gandalf avoir trouvé son courage, à l'orée de la forêt... Sinon ? Rien, lui aussi à autre chose à faire que d'exister : il doit tuer des araignées géantes et voler des clefs...
On pourrait s'attarder longuement sur chacun des personnages. Celui de Legolas est assez drôle. On se demande comment ce Legolas là a pu devenir celui du Seigneur des Anneaux... Outre l'incohérence de caractère, on admire l'incohérence physique. Ouais, Orlando Bloom a pris dix piges entre temps et ça se voit drôlement... M'enfin, ça, à la rigueur, c'est indépendant de Peter J. Quoi que, quand on voit ce que Fincher avait fait de Brad Pitt sur Benjamin Button, on peut lui reprocher d'utiliser à tort et à travers la CGI et de ne rien faire pour ça.
Chaque personnage est donc réduit à son rôle d'acteur ; comprendre qu'il n'existe que dans son action, par et pour celle-ci. Ce qu'ils pensent ou pourraient penser ? Aucune importance. Ils ne sont là que pour répondre aux exigences scénaristiques, sans aucune autonomie intellectuelle. On a parfois l'impression que Jackson ne sait plus quoi faire de sa horde de nains d'ailleurs. Alors oui, du coup, et parce que sinon ça manque de glamour, il y en a bien un qui tombe amoureux de Tauriel. Pourquoi ? Va savoir... C'est ennuyeux, voire gênant. Mais vraiment. Car terriblement naïf et infantile. Une rencontre d'adolescents enfermés chacun dans leur cachot (lui prisonnier des Elfes, elle prisonnière de l'attachement de Legolas auquel elle ne consent pas), et pendant une fête elfique consacrée à la lumière des étoiles... Voilà, un nain utile : il remplit sa mission glam' et romantique. On peut cocher cette case dans le cahier des charges ! Tâche suivante...
Mis à part le flash back particulièrement inutile qui ouvre le film, La Désolation de Smaug est d'une linéarité confondante. C'est un peu comme suivre un marathon (ça dure environ le même temps en plus...) : on court dans la forêt. Il y a embuche, tout semble perdu mais hop, on trouve une solution complètement dingue qui en envoie plein les yeux aux spectateurs et on repart courir, dans une prairie cette fois, ou dans un village, on retombe dans un piège, etc. De la philo ? De la psycho ? De la politique ? S'il fallait jauger le cinéma de Jackson au milieu de notre décennie, il souffrirait terriblement de la comparaison avec Game of Thrones... Infantile plus qu'enfantin, le cinéma de Jackson renvoie une image puérile de lui-même au spectateur, conforté dans son éternelle adolescence, dans son univers dépolitisé, où l'humour se dresse même dans les pires situations, dans sa masturbation sans jouissance ou plutôt dans sa jouissance sans sperme. A ce titre, Game of Thrones apparaît comme un retour à la modernité : une violence complaisante, certes, mais une tension politique terrible, des enjeux vertigineux et de véritables dilemmes qui interrogent l'exercice du pouvoir et ses tentations, l'humanité et ses organisations sociales. Si la série télé d'HBO n'est pas exempte de défauts, elle a le mérite de remettre la chose politique au centre d'une medieval fantasy féroce et cruelle : oui, spectateur, je te prends au sérieux et je vais briser certains de tes rêves de gosses parce qu'un coup de pied au cul ne peut pas te faire de mal.
Rien chez Jackson n'a cette perspective. Rien chez Jackson, si ce n'est la 3D, n'a de perspective. Pour peu que je me souvienne (et ma mémoire peut défaillir...), le premier plan du film est un plan sombre sur une ruelle d'un village boueux noyé sous une épaisse pluie nocturne. Par la gauche, un gros monsieur sort d'une baraque, mord dans ce qui semble être un morceau de viande et crache son morceau par terre avant que la caméra n'avance et que l'homme disparaisse. Cet homme n'est autre que Peter Jackson, habitué des petites apparitions dans ses propres films. Pour sûr que ce crachat inaugural renseigne plus, à mes yeux, l'attitude de Jackson vis à vis de l'oeuvre de Tolkien, que n'importe quel geste cinématographique de sa part...
En complément, le très bon article du Monde, qui était parti l'an dernier à la rencontre du fils de J.R.R. Tolkien, Christopher, relatant son gigantesque travail de valorisation du travail de J.R.R., et son désespoir vis à vis de ce que Jackson a fait de l'oeuvre de son père. A lire ici.