dimanche 9 février 2014

Yves Saint-Laurent de Jalil Lespert

Je vais m'évertuer à faire court et simple, le biopic (nous devrions parler de long spot publicitaire) sur Yves Saint-Laurent se résumant (quasiment) en deux séquences qui ouvrent le film. 

Première séquence : intérieur cossu, pour ne pas dire chargé. Maman Saint-Laurent prend le thé avec ses vieilles copines. Ces dames sont sapées comme au milieu du XIXe siècle, coiffures improbables, robes chichiteuses et discussions de circonstance. Elles parlent de ce qui se passe à Alger, des manifestations et des heurts qui ont lieu dans la capitale algérienne. On se gargarise d'être tranquille à Oran, loin de l'agitation, tout en entretenant le petit frisson bourgeois que cette plèbe affamée ne vienne taper à la porte de la somptueuse demeure pour demander son du aux colons qui s'abreuvent tranquillement de leur thé arraché aux dos des noirs, des arabes et des indochinois qu'ils exploitent. 

Seconde séquence : Yves est à son bureau, dans la chambre de cette même maison où sa mère fait chauffer son goitre avec ses pine-co. Il travaille le petit, à dessiner des robes, comme toujours. Il n'y a que cela qui l'intéresse. Cela et le cul visiblement. Se levant de son fauteuil, le jeune homme (incarné par Pierre Niney) jette un coup d'oeil à la fenêtre et regarde, surplombant, un ouvrier arabe qui passe justement par ici. Cet ouvrier lui renvoie le regard. Yves sourit... Il va prendre cher, c'est sûr. 

Voilà par quoi Jalil Lespert a choisi d'ouvrir son film sur Yves Saint-Laurent et, par la-même, voilà ce qu'il a choisi de nous en dire. Enfermé, Saint-Laurent ne l'est pas seulement dans sa chambre, il l'est dans sa névrose : reclus dans son statut de fils à papa surprotégé de tout, il est, pire encore, perpétuellement hors du monde. Les événements d'Alger ? Il n'en a cure, il doit dessiner. La guerre d'Algérie ? Il sera interné en hôpital psychiatrique lorsqu'on lui demandera d'aller servir sur le front. Mai 68 ? Il le regarde à la télé marocaine, se poilant de savoir que sa boutique à Saint Germain est fermée à cause des manifestations... Un personnage qui n'aurait donc vécu que dans son égotisme maladif, jamais intéressé par son époque, ni par la prochaine d'ailleurs, juste par son travail...

Il faut dire qu'on l'a tellement gâté le petit fils de colons... Mère poule, papa riche affairiste, gouvernante et copines aux petits soins. L'Algérie lui a donné le goût de l'exotisme : ce plan surplombant où il mate l'ouvrier arabe qui passe, révélant cet homo colonialiste heureux de s'encanailler auprès des autochtones quand il s'agit de baiser, mais jamais pour le reste. Entre blancs dans la famille, entre blancs dans les quartiers chics de Paris. On ne côtoie la racaille étrangère que de façon nocturne, quand on veut voir le loup, aux bords de la Seine... La toute puissance de ce regard ; je ne m'en remets toujours pas. Un plan en plongé totale, Yves le jeune pédé blanc bourgeois qui matte et qui domine entièrement, l'ouvrier qui passe. Symbolique. Terrifiant. Jamais dans le film, Lespert n'interroge cette attitude, jamais il ne la renverse. Il l'alimente au contraire, en accumulant les moments d'entre-soi. Les séquences sur son balcon parisien ne sont qu'un leurre d'ouverture. On y est cloîtré, le monde, le vrai monde, celui des gens qui existent vraiment, pas seulement pour eux, est tellement loin. On ne le voit même pas : il est en bas. Et Lespert n'offre jamais la possibilité de le voir. 

Car Yves Saint-Laurent est un homme d'altitude : de sa chambre oranaise à son balcon parisien, il n'est à l'aise qu'au dessus des autres. Voyez comme le fait d'être comme tout le monde, au milieu de la populace, le désespère ! Il n'est confronté à la réalité que lorsqu'il est appelé à combattre en Algérie. Il panique, fait une dépression, fini sous terre, dans sa cellule psychiatrique. Par ce travail, Lespert essentialise sa position sociale : il y a des gens qui sont faits pour être au-dessus des autres, pour vivre sur la Lune et n'en jamais être délogés par des préoccupations séculières. Le "talent" vous y autorise. 

Basé sur le livre de Pierre Bergé, dont le personnage interprété par Guillaume Gallienne est parfois bien plus au centre des préoccupations du réalisateur que celui de Saint-Laurent, cette hagiographie impudique et terriblement pédante déroule son cadre publicitaire pour mieux servir la gloire d'un créateur qui fut certainement génial dans ce qu'il se donna pour mission de faire, mais dont la vie ne méritait certainement pas d'être portée à l'écran de la sorte... Cela amène une réflexion plus large sur les potentialités cinématographiques du matériau biographique. Lespert se trouve ici dans une position artistiquement intenable : au service de Bergé (qui l'a autorisé à dévoilé des moments particulièrement intimes et gênants de leur relation amoureuse...), de la marque Saint-Laurent, il n'est plus cinéaste mais pigiste de luxe pour un secteur de la mode qui n'en avait pas vraiment besoin. 

Aucun commentaire: